Alphonse Daudet : Les Lettres de mon moulin (1869)

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Les Lettres de mon moulin (1869)

d’Alphonse Daudet

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Introduction

Oh ! Quel est ce garçon, là, à gauche, avec cette chevelure insensée et cet accoutrement ridicule, ce veston en velours gris ? Tout de meme, son regard est inoubliable, et ce front de poète…
C’est sûrement quelqu’un…
— En effet, ma chère enfant, c’est un jeune écrivain assez doué (…). Malheureusement il est tombé dans la bohème et ne fera jamais rien…

Alphonse Daudet, Les Lettres de mon moulin, Classiques Hachette.

C’est en ces termes qu’un soir de décembre 1865, au théâtre, on présente Alphonse Daudet à la jeune femme curieuse et impressionnée qui va devenir son épouse, Julia Allard.

Daudet a alors vingt-cinq ans et son physique romantique lui vaut d’admiration de bien des femmes. Jeune provincial monté à Paris, il a connu des débuts miséreux et faméliques comme tout écrivain qui croit vivre de sa plume.

Mais la mort (1865) du duc de Morny, personnage influent du Second Empire, dont il était le secrétaire, sera le tournant décisive de sa carrière : il ne va plus se consacrer qu’à l’écriture.

Il a séjourné plusieurs fois dans le Midi dont il est originaire, en particulier à Fontvieille où se situe le fameux moulin, mais aussi en Corse et en Algérie. Et c’est après un nouveau voyage en Provence qu’il commence à rédiger les premiers textes des Lettres.

Il obtient de Villemessant, le directeur du journal L’Evénement, de les faire publier pendant l’été 1866 en feuilleton, sous le titre de Chroniques provençales : cela deviendra en 1869, après avoir été remanié, augmenté, le recueil des Lettres de mon moulin ; ses confidences nous révèlent que ce livre est le préféré de Daudet.

À quoi tient, aujourd’hui encore, le succès d’une œuvre qu’on ne sait pas très bien comment classer et qui suivait, à son époque, la mode du provençal relancée par Mistral ? Car pour que plus de mille touristes fassent chaque année le détour de Fontvieille, pour que le moulin et le musée, modeste mais pittoresque, soient assaillis de visiteurs, pour que le village vive à l’heure de Daudet plus de cent ans après la parution de l’ouvrage et que ce même ouvrage soit traduit dans plusieurs langues, adapté en disque, en film, il faut bien qu’il y ait des éléments qui arrachent cette œuvre à son temps et lui donnent une certaine qualité au-delà de ses imperfections formelles…

En fait, les Lettres de mon moulin nous font effectuer un voyage dans l’espace et dans le temps, offrant à nos yeux de lecture d’images d’une province pittoresque dont les couleurs se rehaussent du charme mythique du bon vieux temps. Tout un monde surgit, odorant et coloré, souvent ensoleillé et même écrasé de chaleur, lumineux de rires et de chansons mais aussi menaçant de tempêtes et ombré de malheurs.

Au fil des pages, il nous raconte les anecdotes d’un moment, d’un lieu… Mais il nous parle aussi de valeurs éternelles : le dangereux goût de la liberté, la difficulté d’aimer, la dignité de vivre, comme de plaisirs indestructibles : les délices de la gourmandise, la fraîcheur du rire…

À cette variété de messages correspond la disparité des formes. C’est peut-être justement parce qu’elles sont impossibles à classer, donc à figer, que les Lettres vivent encore aujourd’hui d’une vie jaillissante, bondissante comme une certaine chèvre…

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Tendresse et réalisme

Ces nouvelles, écrites pour certaines en collaboration avec Paul Arène, sont plus unies par leur tonalité mi-poétique mi-réaliste que par une thématique précise. Si la plupart ont pour cadre, voire pour sujet, la Provence, alors à la mode, certaines se passent en Corse, comme « Les Douaniers », ou en Algérie. L’émerveillement devant la nature porte « Les Étoiles ». « Le Secret de maître Cornille » exprime la fierté du pauvre homme qui refuse de voir mourir son moulin, ruiné par les minoteries à vapeur. Grandeur, ridicule et faiblesses des hommes (« La Diligence de Beaucaire », « L’Élixir du révérend père Gaucher », « Le Curé de Cucugnan ») font tendrement sourire l’auteur.

Des contes littéraires

Dans « Installation », Daudet (narrateur) donne pour cadre à ses Lettres un vieux moulin qu’il vient d’acheter, et oppose d’emblée un Paris noir à la Provence lumineuse. Or, cette acquisition, si Daudet (l’homme) l’a effectivement projetée, n’a jamais été réalisée ; le projet littéraire se masque d’entrée derrière l’illusion réaliste. L’opposition entre un monde de lettrés parisiens calculateurs et une Provence naïve et poétique est d’ailleurs omniprésente, que ce soit dans « les Vieux », « le Poète Mistral » ou « la Chèvre de M. Seguin », et jusqu’au « Sous-préfet aux champs », qui préfère l’abandon poétique à la préparation de son discours officiel.

La force de Daudet réside dans son talent de conteur, la familiarité que le « je » sait installer avec le « vous » du public, comme au temps des veillées. Un certain nombre de ses nouvelles sont devenues des classiques de la littérature pour la jeunesse, comme en témoigne l’exceptionnelle postérité de « la Chèvre de M. Seguin ».

Les structures des Lettres

Les Lettres de mon moulin se présentent comme un recueil de textes très divers (des contes, des impressions, des ballades…) : comment faire alors pour leur trouver une unité ? Par ailleurs, puisque l’édition définitive de 1879 a été remaniée par rapport à la première (1869), on peut penser que Daudet a voulu imposer un ordre précis à l’ensemble des lettres, qu’elles s’organisent selon un plan mûrement réfléchi. Cherchons donc quelques points de repère.

Le lieu

D’après le titre, le célèbre moulin pourrait tenir lieu de point de ralliement… Mais si le moulin Tissot existe réellement, il n’a jamais appartenu à Daudet – malgré l’acte de propriété qui sert d’« Avant-propos ». De plus, les lettres n’ont pas été écrites du moulin, mais de la banlieue parisienne… La Provence, peut-être, nous donnerait une unité de lieu? Mais Daudet nous parle aussi de la Corse, de l’Algérie, et « Le Portefeuille de Bixiou » se situe à Paris. Abandonnons cette fausse piste.

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La forme littéraire

Les « lettres » alors ? Il est vrai que, lors de leur parution dans le journal, les textes se présentaient sous la forme de véritables lettres avec le nom du destinataire, les formules de politesse, la signature de l’expéditeur : cela faisait « vrai » et plaisait beaucoup au lecteur. Mais on s’aperçoit que Daudet mélange réalité et imagination, qu’il ne respecte pas toujours cette forme littéraire, qu’il ajoute des contes

Les thèmes

Cherchons du côté de leur composition : les lettres suivent-elles un ordre bien défini ? En tout cas, elles ne suivent pas l’ordre dans lequel elles ont été publiées dans le journal. Certains indices peuvent nous faire croire à une progression par thèmes : trois lettres (n°8, 9 et 10) se passent en Corse, trois autres en Algérie (n°18, 20 et 21), mais elles ne se suivent plus tout à fait ; quant aux cinq textes sur la Camargue, ils sont regroupés dans la vingt-troisieme lettre. Ce n’est donc pas équilibré, et puis, que dire de toutes les autres ? De plus, les lettres qui mettent en scène des animaux humanisés (par exemple InstallationLa Chèvre de M. SeguinLa Mule du papeLe Sous-Préfet aux champs) ne sont pas regroupées, pas plus que celles qui évoquent des religieux (La Mule du papeLe Curé de CucugnanLes Trois Messes bassesL’Elixir du père Gaucher. Alors ?

La recherche de l’équilibre

Alors il faut renoncer à croire Daudet ordonne… À moins qu’on ne s’aperçoive d’abord que la dernière lettre Nostalgies de caserne répond à la premièreInstallation en lui servant de contrepoint : c’est-à-dire que l’une est compensée par l’autre, que l’une fait pencher la balance dans un sens (celui de la Provence pour Installation) et l’autre dans l’autre sens (celui de Paris pour Nostalgies de caserne). Ainsi, nous découvrons que la composition des Lettres obéit plutôt a une notion d’équilibre. Daudet a d’ailleurs dit lui-même qu’il voulait égayer la « couleur un peu trop demi-deuil de [ses] historiettes » (La Légende de l’homme à la cervelle d’or), c’est-à-dire qu’il fallait remédier à la tristesse ou à la cruauté de certaines histoires. Observons-en quelques exemples : la gaieté de La Mule du pape vient compenser l’atmosphère tragique de L’Arlésienne, la fantaisie du Sous-Préfet aux champs allège la tristesse de La Mort du dauphin, l’absence d’action dans Le Phare des Sanguinaires offre un repos après la trépidante agitation d’Avignon au temps des papes, les dangers de la nature dans Les Sauterelles ou L’Agonie de la Semillante viennent contrebalancer l’aspect rieur et innocent du Sous-Préfet aux champs.

Ainsi, l’agencement des lettres suit une alternance de tons et de rythmes : un temps de pause succède à une action enlevée, un rire vient faire oublier la tristesse d’une histoire. Loi du contrepoint qui sert aussi le souci de variété.

Mais libre au lecteur, et c’est la force des Lettres, de croire toujours à la fantaisie délibérée et désordonnée de Daudet : elle fait partie du charme.

Lecture d’un extrait : « La Légende de l’homme à la cervelle d’or »

Comme l’indiquent les premiers mots, il s’agit du début du conte. Le narrateur, dans les lignes précédentes, qui servent à définir sa tonalité, avait tenu à faire « quelque chose de joyeux ». Mais on va s’apercevoir bien vite que cette nouvelle, qui met en lumière les méfaits humains de la richesse, correspond plutôt à une « légende mélancolique ». La destinée malheureuse du garçon à la cervelle d’or se met rapidement en place. Cette « lettre » est l’une des plus courtes du recueil.

Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or ; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu’il vint au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d’olivier ; seulement sa grosse tête l’entraînait toujours, et c’était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant… Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut d’un perron et vint donner du front contre un degré de marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le crut mort, mais en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds. C’est ainsi que les parents apprirent que l’enfant avait une cervelle en or.
La chose fut tenue secrète ; le pauvre petit lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la rue.
« On vous volerait, mon beau trésor ! » lui répondait sa mère…
Alors le petit avait grand-peur d’être volé ; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d’une salle à l’autre…
À dix huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux qu’il tenait du destin ; et, comme ils l’avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L’enfant n’hésita pas ; sur l’heure même — comment ? par quels moyens ? la légende ne l’a pas dit —, il s’arracha du crâne un morceau d’or massif, un morceau gros comme une noix, qu’il jeta fièrement sur les genoux de sa mère… Puis, tout ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s’en alla par le monde en gaspillant son trésor.

Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l’or sans compter, on aurait dit que sa cervelle était inépuisable… Elle s’épuisait cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux s’éteindre, la joue devenir plus creuse. Un jour enfin, au matin d’une débauche folle, le malheureux, resté seul parmi les débris du festin et les lustres qui pâlissaient, s’épouvanta de l’énorme brèche qu’il avait déjà faite à son lingot : il était temps de s’arrêter.
Dès lors, ce fut une existence nouvelle. L’homme à la cervelle d’or s’en alla vivre à l’écart, du travail de ses mains, soupçonneux et craintif comme un avare, fuyant les tentations, tâchant d’oublier lui-même ces fatales richesses auxquelles il ne voulait plus toucher… Par malheur, un ami l’avait suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son secret.
Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut par une douleur à la tête, une effroyable douleur ; il se dressa éperdu, et vit, dans un rayon de lune, l’ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son manteau…
Encore un peu de cervelle qu’on lui emportait !

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