Charbel Tayah : Interprétation sociocritique de l’espace dans « Caramel »

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Interprétation sociocritique de l’espace dans le film « Caramel » de Nadine Labaky

par Dr. Charbel TAYAH

Article paru dans la revue « Mosaïque Culturelle » de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université Libanaise – Fanar, LIBAN – Section II.
Département de langue et de littérature françaises.

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Présentation

L'affiche du film « Caramel ».

Beyrouth, cinq femmes se croisent dans un institut de beauté, microcosme coloré et sensuel.
Layale aime Rabih, mais Rabih est marié. Nisrine est musulmane et son mariage prochain pose problème : elle n’est plus vierge. Rima est tourmentée par son attirance pour les femmes. Jamale refuse de vieillir. Rose a sacrifié sa vie pour s’occuper de sa soeur âgée.
Au salon, les hommes, le sexe et la maternité sont au coeur de leurs conversations intimes et libérées.

Fiche DVD

Distributeur : Bac Films
Sortie en salle : 15 Août 2007
Sortie DVD : 13 Mars 2008
Film franco-libanais en couleur, 2007, tous publics.
Durée : 1 h 36

 

Introduction

Caramel s’inscrit dnns l’espace vital du quotidien réel où les personnages – multiples facettes de l’éternel féminin libanais – s’écorchent à l’œil nu et dévoilent le dessous d’un mal de vivre au sein d’une société anomique.

 

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« Si belle » ou l’espace explicite ou apparent : Le salon de coiffure

Un gynécée moderne à défaut d’un « chez soi » sécurisant ou lieu de l’intime féminin voire les limites d’un harem moderne. Or, la notion du « harem » est bien orientale. Avant tout, c’est un lieu de rencontres ou le nu n’est pas « tabou » et ne souffre pas de l’interdit.

La question première qu’on se pose : pourquoi l’idée de « harem » – dans son acception explicite ou implicite, archaïque ou moderne, imaginaire ou réelle – continue-t-elle à survivre au XXIe siècle ?

La société – ou bien l’espace social – qui encadre ce « harem moderne » ou cet institut de beauté, explique les raisons voire l’essence de son existence même. Cette société se révèle être une « société anomique » selon la terminologie d’Émile Durkheim, car toute société anomique présente deux désordres : un désordre individuel, et un désordre social.

Le désordre individuel

Au niveau du désordre individuel, « le manque de lois et de règles ne peut plus garantir ni l’individu ni l’intégration sociale. Cet état conduit l’individu à avoir peur et être insatisfait, ce qui peut conduire même au suicide ».

Cette théorie de Durkheim nous permet d’étudier le désordre individuel apparent chez tous les personnages féminins du film Caramel sans exception.
De prime abord, aucun des personnages féminins n’est satisfait de sa propre condition humaine et sociale et toutes sont sensibles et susceptibles, dans la limite « suicidaires ». Heureusement, aucune n’a franchi la barrière tragique, irréversible ; et ce, pour plusieurs raisons, conscientes ou inconscientes, apparentes et latentes, dans le film.

Ainsi le désordre individuel apparaît à travers l’action et le comportement de toutes ces femmes qui se rencontrent dans ce « gynécée moderne » où les vérités cachées, dissimulées se dévoilent. Or, ce désordre individuel fait de Layale, Nisrine, Rima, Jamale, Tante Rose et Lily des « femmes factices ». Au fond, elles mènent une vie contraire à ce qu’elles désirent :

  • Layale et son amour impossible.
  • Nisrine et son amour mensonger.
  • Rima, la garçonne, et son amour singulier, socialement interdit.
  • Tante Rose et son amour fugitif.
  • Jamale et son amour craintif de la vie et de l’avenir.
  • Lily, la seule égale à elle-même, vit dans son propre monde.

Faudrait-il être pareille à Lily, atteinte d’autisme, pour survivre dans cette société anomique ?

Le désordre social

Quant au désordre social qui fait souffrir le groupe humain et féminin, il se traduit par les formes du « chaos social dû à l’absence de règles communément admises ». Ce concept sociologique apparaît sous la plume du philosophe J.M. Guyau dans Esquisse dune morale sans obligation, ni sanction (1885).

Ainsi, « l’anomie, pour Guyau, est créatrice de formes nouvelles de relations humaines, d’autonomies qui ne sont pas celles d’une référence à des normes constituées, mais ouvertes sur une créativité possible ».

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Partant de cette théorie, voilà que tous ces personnages féminins se réunissent dans ce « gynécée moderne » : « Elles » tissent des formes nouvelles de relations humaines, d’autonomies – en dehors de leur chez-soi qui est loin d’être sécurisant – afin de créer un « monde possible » pour envisager ensemble leur désordre individuel et social. « EIles » se soutiennent et se solidarisent en toutes choses dans ce salon de coiffure « Si Belle » dont la lettre B, détachée sur l’écriteau, pour que le salon, en tant qu’espace reflète ce qu’ « elles » sont : « Si… elle ». Or, chaque problème individuel se perçoit comme étant l’affaire de chacune et de toutes réunies. Les exemples n’en manquent pas.

 

L’espace inconscient ou implicite

Hormis le salon de coiffure comme espace vital et social, Caramel dévoile inconsciemment les confins de deux autres espaces, aussi vitaux et qui méritent notre attention : la rue et la voiture.

La rue

Andrée Chedid écrit dans son ouvrage intitulé Le Liban, paru en 1969, « En pays du Sud, tout est dans la rue ».
Si le « chez soi sécurisant » n’existe pas, comment pourrait-on définir le « chez soi » qui, à la limite, n’est pas du tout émancipateur pour les personnnges féminins de Caramel ?
Trois scènes de « chez soi » dans le film nous donnent une idée de la vie familiale, étouffante qui pousse toutes ces femmes à sortir « dans la rue », vers un ailleurs où elles peuvent respirer librement.

  • La première scène, celle de la « sobhiyé » ou la rencontre matinale autour d’un café et pour prédire l’avenir dans le marc du café. L’idée fixe du mariage apparaît clairement ; et Layale, silencieuse, les fuit.
  • La deuxieme scène : Jamale est harcelée par son mari, même physiquement absent. Son spectre est toujours là, voire au téléphone. Elle le fuit. Elle lui ment. Socialement parlant, la femme est au service inconditionnel de son mari. Il dispose d’elle. Outrageusement.
  • La troisième scène : la famille de Nisrine attablée… une atmosphère d’accablement et de dérangement : c’est la tradition qui accable et non pas les membres de la famille. Elle, aussi, les fuit.

Donc, « la rue » comme expression du dehors ou d’espace public, libère. La rue est le lieu des mélanges et des rencontres, il est aussi le lieu du regard et de l’anonymat en même temps. C’est le lieu où l’individu se sent devenir lui-même, loin de toute forme d’accablement et qui, contrairement au manque d’un « chez soi » émancipateur, offre un climat de relative sécurité et d’émancipation personnelles. Outre les quelques scènes dans le film qui traduisent l’importance de la vie dans la rue, telles les scènes avec le gendarme, le dialogue d’amour intérieur entre le gendarme et Layale avec la rue qui s’interpose entre eux, les embouteillages, la procession religieuse, le film se termine sur une ouverture « sur la rue ». Lors de la scène finale, tous les personnages expriment leur espoir de vie, d’avenir en chantant « mreyti ya mreyti » (mon miroir, mon miroir) en sortant de leur cage vers la rue, lieu et symbole de liberté absolue.

La voiture

La voiture, en tant qu’ « espace mobile », est assez curieusement perçue au Liban. Le rapport à la voiture est un rapport qui diffère complètement de celui qui existe dans les pays développés. Ailleurs, c’est un simple moyen de transport ; au Liban, c’est un espace d’accommodation et d’identification. À défaut de ce « chez soi », libre et sécurisnnt, la voiture est symbole d’autonomie et d’accomplissement de soi. La voiture est l’image de son propriétaire au moment même où l’individu ressemble à sa voiture. « L’espace n’existe que par ce qui le remplit » disent les sociologues Moles et Rohmer.

Et la voiture, dans le film, cesse d’être uniquement un moyen de transport mais le lieu de manifestation des désirs des personnnges dont le « voile mécanique » assure une certaine protection ; dans le film, c’est un double espace, espace d’amour, et espace de rendez-vous social. Ainsi cette idée rejoint l’interprétation de Moles et Rohmer qui présument que « l’espace clos de la voiture devient micro-monde puisqu’il est occupé par un individu à un moment donné ».

« L’individu à un moment donné qui occupe la voiture » dans le film, n’a pas de visage. Il est fuyant, insaisissable. Peinture acerbe pleine de désolation à l’égard du jeune homme libanais confronté à l’amour : prompt au sexe caché et absent à l’amour déclaré.

Conclusion

En général, ce qu’on peut reprocher à Nadine Labaky c’est que toutes les représentations masculines du film ne sont pas des « prototypes » de l’homme libanais. Si elle a réussi à brosser un éventail féminin crédible, en contrepartie, il est juste de souligner ce côté lacunaire du film quant aux personnages masculins.

Caramel a fait couler beaucoup d’encre. Là réside sa force et son grand intérêt. Ma lecture critique est strictement faite par le biais de la sociocritique et il reste beaucoup à dire sur Caramel. Une interprétation psychologique voire psychanalytique, surtout de tous les personnages féminins sans exception, affinerait davantage la critique et la compréhension du film.

→ À lire : Le Passeur de mots de Cherbel TAYAH.

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