L’amphigouri

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Les genres de textes

L’amphigouri

La publicité du milieu du siècle est « lettrée ». Elle vante les qualités d’un produit ; l’éloquence, voire la rhétorique, voire l’amphigouri sont ses plus précieux adjuvants pour atteindre les clients, car il s’agit de persuader. L’image apparaît bien, mais comme un accompagnement ornemental.

(René Huyghe, Dialogue avec le visible, 1955, p. 46)

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Définition

Un amphigouri est un discours, une pièce ou un écrit, en vers ou en prose, qui ne renferme que des idées sans ordre et d’un sens vague et indéterminé. C’est donc un écrit burlesque, volontairement obscur ou incompréhensible. Tous les genres littéraires sont concernés par l’amphigouri et en particulier les genres de l’argumentation.

Dans le langage familier, un amphigouri désigne un propos ou un écrit involontairement confus et inintelligible en raison de l’incohérence des idées et de l’expression.

L’amphigouri dans l’Antiquité

Le plus célèbre exemple que l’on ait de l’amphigouri, datant de l’Antiquité, est le poème grec de Lycophron, intitulé : L’Alexandra. Jean François Boissonade de Fontarabie👤 a consacré un article à ce poète, dans la Biographie universelle de Louis-Gabriel Michaud👤 (t. XXV, p. 509) :

Ce poème, dit le savant helléniste, véritable prodige d’une érudition comme d’une patience sans bornes, est un monstre de bizarrerie et de ténèbres plus que cimmériennes. Près de quinze cents vers sont remplis par une interminable prophétie d’Alexandra que les modernes connaissent davantage sous le nom de Cassandre. Du haut de sa tour, où Priam la tient enfermée, de peur que son funeste délire n’inquiète et ne trouble la ville, elle voit partir le vaisseau qui transporte, aux rivages du Péloponnèse, le vaisseau d’Hélène. Ce spectacle redoublant les accès de sa sainte manie, l’avenir tout entier se déroule devant elle. Ses regards prophétiques aperçoivent, par avance, tous les malheurs que ce fatal voyage doit attirer sur l’Asie ; et, cédant à l’assaut victorieux du démon qui l’obsède, elle raconte ces longues calamités dans un langage inspiré que les hommes n’avaient point entendu, et qu’ils pourront à peine comprendre. Ce n’est plus une mortelle, c’est Apollon même qui parle par sa voix ; non pas cet Apollon qui chantait les vers faciles qu’Homère écrivait ; c’est l’Apollon des trépieds, le dieu qui dictait à ses prophètes des paroles inintelligibles, et que l’obscurité de ses réponses, que les tortueuses ambiguïtés de ses oracles avaient fait surnommer Loxias.
Pour atteindre à la sublimité de ce style énigmatique, et rester, quatorze cents vers de suite, constamment amphigourique, Lycophron eut besoin d’un travail qui ne se peut concevoir, et des ressources, incessamment présentes, de la plus vaste lecture et de la mémoire la plus fidèle. Son artifice perpétuel est d’employer la syntaxe la plus irrégulière, les mots composés les plus étranges, les mots les plus rares et les plus surannés, les formes de dialectes les plus insolites, les locutions les plus éloignées de la langue vulgaire écrite ou parlée ; de se tenir sans cesse à perte de vue dans les plus hautes régions du pindarisme ; d’entasser les métaphores les plus dures et les plus baroques, d’user des rapprochements les plus inattendus ; de tendre un long tissu d’éternelles périodes, artistement enchaînées par des conjonctions et des pronoms, où le lecteur confondu s’égare comme en un labyrinthe ; d’enchevêtrer de longues digressions dans d’autres digressions, tellement que le sujet principal s’efface si bien de la mémoire, qu’on ne le reconnaît plus lorsqu’enfin il reparaît ; de ne jamais donner à tant de dieux et de déesses, à tant de héros et d’héroïnes, introduits tour à tour dans ce trésor de mythologie, le nom que tout le monde leur connaît, mais de les désigner toujours par quelque surnom bizarre, par une allusion à quelque rare événement, par quelque obscure périphrase ; de ne point indiquer un pays par ses villes, ses fleuves, ses montagnes les plus célèbres, mais par des villages, des ruisseaux, des collines que les habitants eux-mêmes ne connaissent peut-être pas. Voilà par quels procédés Lycophron a composé cette indéchiffrable énigme, que Suidas appelle le « poème ténébreux », et Stace « le dédale du noir Lycophron ».

Ce poème, malgré sa bizarrerie, a eu bien des lecteurs dans l’Antiquité. C’est du moins ce que l’on peut conjecturer du nombre des manuscrits et des commentaires qui nous sont parvenus.

👤 Jean François Boissonade de Fontarabie
Jean François Boissonade de Fontarabie, né à Paris le 12 août 1774 et mort à Passy le 8 septembre 1857, est un helléniste français. Sa principale contribution aux études helléniques est l’édition d’un grand nombre d’auteurs appartenant pour la plupart à l’Antiquité tardive. Il a également contribué aux Notices des manuscrits de la Bibliothèque impériale et à la Biographie universelle de Louis-Gabriel Michaud.

👤 Louis-Gabriel Michaud
Louis-Gabriel Michaud (19 janvier 1773 – 8 mars 1858) est un écrivain, imprimeur et libraire français. Il est élu le 23 avril 1820 à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Savoie. En 1802, il publie une Biographie de tous les hommes morts et vivants ayant marqué, à la fin du XVIIIe siècle et au cours de celui actuel par leurs rangs, leurs emplois, leurs talents, leurs écrits, leurs malheurs, leurs vertus, leurs crimes, etc. en 4 volumes, ce qui lui attire les foudres du parquet. Il contribuera aussi à la réédition de cet ouvrage en 45 volumes beaucoup plus étoffé que le premier. Toutefois, ce dernier ne sera publié qu’après sa mort, en 1843.

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L’amphigouri : une figure de style

De nos jours, l’amphigouri est employé dans les différents écrits en guise de figure de style consistant à transformer le plus souvent un discours sérieux en un discours trivial. Le but de l’amphigouri peut être également ironique, il a alors une valeur parodique, dans l’objectif de perdre volontairement l’interlocuteur. Il peut également montrer la psychologie dérangée de celui qui le produit, et se rapproche alors de la logorrhée ou du verbiage.

Dans ces comédies, Molière n’hésite pas à recourir fréquemment à l’amphigouri afin de créer un certain effet comique et de doter un caractère burlesque à ses personnages. Tel est l’exemple du discours de Sgnarelle, faux médecin en réalité dans Le Médecin malgré lui (1666), qui tente de donner des explications pseudo-scientifiques à Géronte sur la maladie de sa fille :

Or ces vapeurs dont je vous parle, venant à passer, du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan1, ayant communication avec le cerveau que nous nommons en grec nasmus1, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile2, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate; et parce que lesdites vapeurs… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ; et parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité… Écoutez bien ceci, je vous conjure […] Ont une certaine malignité qui est causée… Soyez attentif, s’il vous plaît. […] Qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragmme, il arrive que ces vapeurs… Ossabandus, nequeis, nequer, potarinum, quipsa, milus3. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette4.

(Molière, Le Médecin malgré lui, Acte II, scène 4, 1666)

Notes explicatives

1. Armyan et nasmus : mots que Sganarelle prétend latins, mais qui sont tout à fait de son invention.
2. Cubile : mot que Sganarelle dépayse pour avoir l’air de connaître tontes les langues. Ce mot est, en effet, est latin, et signifie lit.
3. Pour cette fois, Sganarelle ne spécifie pas à quelle langue appartiennent ces six mots. Ils sont très proches parents de armyan et de nasmus.
Il faut bien remarquer ici que l’attention de Géronte est à son comble. Sganarelle lui explique la maladie de sa fille, et lui a déjà dit : Écoutez bien ceci, je vous conjure ; et, soyez attentif, s’il vous plaît ; rien ne saurait donc le distraire. Géronte écoute cet amphigouri avec application, et s’attend à quelque trait de lumière qui doit venir l’éclairer. La fin du discours de Sganarelle répond d’une manière bien plaisante à son attente.
4. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette. Encore une de ces phrases proverbiales dont Molière a enrichi la langue française. Elle sert à rendre l’embarras d’un discoureur qui ne peut sortir de l’explication dans laquelle il s’est engagé.

Au XVIIIe siècle, l’amphigouri était en grande mode en France.

L’amphigouri, dit Collé dans son Théâtre de société, n’est qu’un galimatias richement rimé. J’ai fait beaucoup trop de couplets dans ce genre méprisable ; je les regarde comme les delicat juventutis meae. Je me permets de donner celui-ci, parce qu’il a toute l’apparence d’avoir quelque sens, puisque le célèbre Fontenelle, l’entendant chanter chez madame de Tencin, crut le comprendre un peu, et le fit recommencer pour l’entendre mieux. Madame de Tencin interrompit le chanteur, et dit à Fontenelle : « Eh ! grosse bête ! ne vois-tu pas que cet amphigouri n’est que du galimatias ? »

Voici le couplet :

Qu’il est aisé de se défendre
Quand le cœur ne s’est pas rendu
Mais qu’il est fâcheux de se rendre
Quand le bonheur est suspendu !
Par un discours sensible et tendre
Égarez un cœur éperdu :
Souvent par un malentendu
L’amant adroit se fait entendre.

ℹ Delicat juventutis meae…
En français : « les fautes de ma jeunesse. »

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Le vers amphigourique

Un vers amphigourique est un vers poétique et burlesque, bizarre, souvent comique et stupide, opposé aux règles de la logique, de la sémantique et de la syntaxe.

Typiquement anglais, les vers amphigouriques (ou nonsense verses) doivent beaucoup à la longue tradition des comptines, constituées de mots apparemment sans signification ou d’événements absurdes.

Edward Lear👤 publie, en 1845, A Book of Nonsense (Un livre a-sensé, en français), donnant à ces poèmes leur nom générique. Ses vers affichent une prédilection pour les rimes répétées (notamment le limerick) et les personnages aux noms et au comportement extravagants, comme le Pobble Sans Orteils et le Dong Nez-Lumineux. Des personnages et des procédés voisins apparaissent dans l’œuvre de Lewis Carroll, notamment dans son long poème, La Chasse au snark (1876), mais aussi dans Alice au pays des merveilles (1865), truffé d’inventions verbales et de vers amphigouriques.

Les vers amphigouriques ont également joué un rôle important dans la poétique surréaliste, qui privilégiait en littérature l’invention, la liberté et le jeu au détriment du travail poétique conscient et réfléchi. Le désordre dans l’expression qui caractérise les vers amphigouriques inspire plus particulièrement, au sein du groupe, des poètes comme Philippe Soupault et Paul Éluard.

👤 Edward Lear
Edward Lear est un écrivain, un illustrateur et un ornithologue britannique connu pour sa poésie, né le 12 mai 1812 à Holloway (une banlieue de Londres au Royaume-Uni), et mort le 29 janvier 1888 à Sanremo (Royaume d’Italie). En 1846, il publie A Book of Nonsense (Un livre a-sensé), un recueil de poèmes humoristiques qui contribue à populariser ce genre poétique, le limerick, déjà fortement ancré dans la tradition populaire britannique, proche du couplet à bouts rimés se terminant par une petite morale absurde et dont le style emprunte également aux nursery rhymes, entre la berceuse et la comptine pour enfant.

Le limerick
Un limerick est une forme poétique anglaise, de ton humoristique ou grivois, dont le sujet est souvent dénué de sens. Sa structure bien définie (cinq vers anapestiques, une rime aabba) en fait un genre éminemment oral. Le terme limerick, dont la provenance serait à rechercher dans une chanson populaire du XVIIIe siècle, est appliqué peu après les années 1890 à la poésie du peintre et poète Edward Lear, le maître du genre :

There was an Old Man of the Coast
Who placidly sat on a post ;
But when it was cold,
He relinquished his hold,
And called for some hot buttered toast

(Edward Lear, A Book of Nonsense, 1846)

Traduction française:

Il y avait un vieil homme sur la côte
Qui était assis sur un pilier ;
Mais quand il eut froid
Il lâcha prise
Et demanda des toasts beurrés chauds.

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