François Rabelais : Gargantua (1534)
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Gargantua (1534)
– François Rabelais –
Sommaire
👤 François Rabelais
François Rabelais est un écrivain français humaniste de la Renaissance, né à la Devinière à Seuilly, près de Chinon (dans l’ancienne province de Touraine). Ses œuvres majeures, comme Pantagruel (1532) et Gargantua (1534), qui tiennent à la fois de la chronique, du conte avec leurs personnages de géants, de la parodie héroï-comique, de l’épopée et du roman de chevalerie, mais qui préfigurent aussi le roman réaliste, satirique et philosophique, sont considérées comme une des premières formes du roman moderne. [Lire la suite de sa biographie]
→ À lire aussi : Pantagruel (1532) – La littérature française du XVIe siècle. – L’Humanisme (XVIe siècle). – Les personnages littéraires dans la langue française. – Histoire de la France : L’Ancien Régime.
Présentation
Gargantua est le deuxième roman de François Rabelais, après Pantagruel, publié vraisemblablement en 1534 sous le titre la Vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel (accompagné du sous-titre Livre plein de Pantagruelisme), et signé du pseudonyme d’Alcofrybas Nasier, anagramme de François Rabelais. D’une structure comparable à celle de Pantagruel (1532), mais d’une écriture plus complexe, il conte les années d’apprentissage et les exploits guerriers du géant Gargantua. Plaidoyer pour une culture humaniste contre les lourdeurs d’un enseignement sorbonnard figé, Gargantua est aussi un roman plein de verve, d’une grande richesse lexicale, et d’une écriture souvent crue.
⬆ Gargantua, modèles des gastronomes modernes, estampe du XIXe siècle.
Personnages principaux
- Gargantua : Héros du roman, fils de Grangousier et de Gargamelle.
- Grangousier : Père de Gargantua et mari de Gargamelle.
- Gargamelle : Femme de Grangousier et mère de Gargantua.
- Frère Jean : Moine qui devient un compagnon de Gargantua.
- Picrochole : Roi de Lerne, fait la guerre à Grangousier.
- Thubal Holoferne : Premier précepteur de Gargantua.
- Ponocrates : Autre précepteur de Gargantua, humaniste, puis capitaine des armées de ce dernier.
- Janotus de Braquemardo : Théologien envoyé par la Sorbonne pour récupérer les cloches de Notre-Dame.
- Gymnaste : Écuyer de Gargantua.
La vie du père de Pantagruel
Quand (après le Prologue) Gargantua naît par l’oreille de sa mère au terme d’une grossesse de onze mois (chap. III-V), c’est en bramant « à boyre ! ». Et son père Grandgousier de constater : « que grant tu as » (gosier) ; d’où le prénom (chap. VI). Commence alors l’enfance du géant dans la liberté de ses organes, jusqu’à ce qu’il invente un merveilleux « torchecul », gaillard appel à la civilité ou carnavalesque conquête du monde (chap. VII-XII) ; après quoi viennent ses éducations (la théologienne, chap. XIII ; la « sorbonagre », chap. XX ; l’humaniste, chap. XXI-XXII) et la guerre picrocholine (chap. XXIV-XLIX), au cours de laquelle Gargantua rencontre frère Jean, « un vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moyna ». Pour lui il fera bâtir l’abbaye de Thélème dont la seule règle, toute aristocratique et moins laxiste qu’il n’y paraît, est « Fay ce que vouldras » (chap. L-LV). Au dernier chapitre, une énigme trouvée dans les fondations de l’abbaye vient répondre à celle des Fanfreluches antidotées qui avait quasiment ouvert le roman (chap. II).
→ À lire : Qu’est-ce qu’un prologue ? – Différence entre prologue et épilogue.
L’engendrement du texte
Alcofrybas Nasier nous avait promis une suite et voilà que le texte de Gargantua s’installe en amont de Pantagruel qu’il semble répéter, comme la vie du père celle du fils. En réalité, ce livre est fils du précédent, ce qui signifie que, comme lui, il se déclare avant tout le produit d’une tradition folklorique, qu’il s’inscrit dans une double filiation épique et romanesque, tout en démarquant les formes complexes d’une écriture lettrée. Ajoutons que cette généalogie est une refondation, puisque le texte de Gargantua vient prendre la place des populaires Cronicques du grant et enorme geant Gargantua, qui avaient précédé Pantagruel; que c’est aussi une archéologie, puisque le narrateur raconte avoir trouvé et déchiffré la généalogie du géant sur une plaque, dans un tombeau, avec une énigme qui restera telle pour le lecteur moderne. Et que c’est encore pour celui-ci un déplacement, puisque le Prologue lui a offert un très complexe pacte de lecture / interprétation, faux jumeau du pacte d’écoute / croyance de Pantagruel.
D’ailleurs, malgré les symétries nombreuses — même ouverture de Gargantua sur un Prologue, même possibilité de le lire de manière linéaire (en trois temps) ou en inclusion autour d’un centre (ici, la vie des moines) —, malgré les semblables éclats du carnavalesque, le deuxième roman de Rabelais semble se glisser dans les interstices du premier pour en développer les différents motifs. Ce faisant, son géant de héros apparaît plus humain que ne l’avait été autrefois son fils ; plus humain, plus enfant d’abord, plus prince plus tard — l’idéal se démarquant plus nettement de la parodie — tandis qu’en grand massacreur, l’ami frère Jean prend le relais burlesque des prouesses « gigantales ».
Le texte et son interprétation
Il ne faudrait pas cependant réduire Gargantua à un redoublement de Pantagruel, voire à sa réécriture « réussie », parce que mieux lisible. Deux ans plus tard, le contexte a changé. En octobre 1534, l’affaire des Placards a mis en danger la rencontre, évidente jusqu’alors, entre humanisme et Réforme. C’est peut-être ce qui explique que les contrastes et les tensions du déchiffrement soient dans Gargantua plus apparents que dans Pantagruel. D’autant que le récit est plus nettement inscrit dans l’histoire contemporaine, qu’il s’agisse de questions d’éducation opposant humanistes et théologiens ou de questions politiques portant sur les manières de faire la guerre et proposant de transparentes allusions à Charles Quint. En 1534, Rabelais est entré au service du cardinal Jean du Bellay, il le suivra à Ferrare en 1535 : aurait-il découvert, chemin faisant, les implications et la portée de l’écriture parodique ? Curieusement en effet, la lisibilité de Gargantua laisse apparaître plus nettement le problème crucial au XVIe siècle de l’interprétation : inscrit au cœur du Prologue à travers l’image de l’os à briser, il en a fait la plus sujette aux débats et aux contradictions de la critique moderne. Chacun brisant à son tour « l’os » du livre pour en sucer à sa manière la « substantificque moelle ».
Extrait : Prologue de Gargantua
Dans ce Prologue de Gargantua, François Rabelais donne le ton de son œuvre : que le lecteur ne se méprenne pas sur l’apparente bouffonnerie de l’ouvrage, ni sur la grossièreté de certains titres qu’il a pu commettre (« la Dignité des braguettes »). En effet, on ne saurait juger trop vite un livre à son « enseigne extériore », pas plus qu’il ne faut juger le moine à l’habit. Rabelais, par cet appel au lecteur, mêle donc le sérieux et le comique, deux tons constitutifs d’un texte où sens littéral et « plus haut sens » s’entrecroisent constamment.
Buveurs très illustres, et vous, Vérolés très précieux (car à vous, non à autres, sont dédiés mes écrits), Alcibiade, au dialogue de Platon intitulé le Banquet, louant son précepteur Socrate, sans controverse prince des philosophes, entre autres paroles le dit être semblable ès Silènes. Silènes étaient jadis petites boîtes, telles que voyons de présent ès boutiques des apothicaires peintes au-dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs limoniers et autres telles peintures contrefaites à plaisir pour exciter le monde à rire (quel fut Silène, maître du bon Bacchus) ; mais au dedans l’on réservait les fines drogues, comme baume, ambre gris, amomon, musc, civette, pierreries et autres choses précieuses. Tel disait être Socrate, parce que, le voyant au dehors et l’estimant par l’extérieure apparence, n’en eussiez donné un coupeau d’oignon tant laid il était de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fol, simple en mœurs, rustique en vêtements, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la république, toujours riant, toujours buvant d’autant à un chacun, toujours se guabelant, toujours dissimulant son divin savoir ; mais, ouvrant cette boîte, eussiez au dedans trouvé une céleste et impréciable drogue : entendement plus qu’humain, vertu merveilleuse, courage invincible, sobresse non pareille, contentement certain, assurance parfaite, déprisement incroyable de tout ce pourquoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.
À quel propos, en votre avis, tend ce prélude et coup d’essai ? Pour autant que vous, mes bons disciples et quelques autres fols de séjour, lisant les joyeux titres d’aucuns livres de notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des pois au lard cum commento, etc., jugez trop facilement n’être au dedans traité que moqueries, folâtreries et menteries joyeuses : vu que l’enseigne extérieure (c’est le titre), sans plus avant enquérir, est communément reçue à dérision et gaudisserie. Mais par telle légèreté ne convient estimer les œuvres des humains : car vous-mêmes dites que l’habit ne fait point le moine, et tel est vêtu d’habit monacal, qui au dedans n’est rien moins que moine, et tel est vêtu de cape espagnole, qui en son courage nullement affiert à l’Espagne. C’est pourquoi faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est déduit. Lors connaîtrez que la drogue dedans contenue est bien d’autre valeur que ne promettait la boîte. C’est-à-dire que les matières ici traitées ne sont tant folâtres comme le titre au-dessus prétendait.
Et, posé le cas qu’au sens littéral vous trouviez matières assez joyeuses et bien correspondantes au nom, toutefois pas demeurer là ne faut, comme au chant des Sirènes ; ains à plus haut sens interpréter ce que par aventure cuidiez dit en gaieté de cœur. Crochetâtes-vous onques bouteilles ? Réduisez à mémoire la contenance que aviez. Mais vîtes-vous onques chien rencontrant quelque os médullaire ? C’est, comme dit Platon, lib. II de Rep. la bête du monde plus philosophe. Si vu l’avez, vous avez pu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soin il le garde, de quel ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le suce. Qui le induit à ce faire ? Quel est l’espoir de son étude ? Quel bien prétend-il ? Rien plus qu’un peu de moelle. Vrai est que ce peu plus est délicieux que le beaucoup de toutes autres, pour ce que la moelle est aliment élabouré à perfection de nature comme dit Galen. III Facu. natural. et XI De usu parti.
À l’exemple d’icelui vous convient être sages, pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre. Puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moelle, c’est-à-dire ce que j’entends par ces symboles pythagoriques, avec espoir certain d’être faits escors et preux à la dite lecture, car en icelle bien autre goût trouverez, et doctrine plus absconse, laquelle vous révèlera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion que aussi l’état politique et vie économique.
(Daniel Nony et Alain André, Littérature française : histoire et anthologie, Paris, Hatier, 1990)
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