Georges Perec : La Vie mode d’emploi (1978)

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Georges Perec

La Vie mode d’emploi (1978)

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👤 Georges Perec, né le 7 mars 1936 à Paris 19e et mort le 3 mars 1982 à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), est un écrivain français, membre de l’OuLiPo, qui s’est livré à une observation minutieuse et critique de la société et à une vaste exploration des ressources du langage. [Lire la suite de sa biographie]

Présentation

Photographie de Georges PerecLa Vie mode d’emploi est un roman de Georges Perec, publié en 1978, qui a obtenu la même année le prix Médicis. Ce roman est considéré comme l’une des œuvres les plus importantes de la littérature du XXe siècle.

L’histoire se déroule dans un immeuble parisien, situé au 11 rue Simon-Crubellier, et explore la vie et les interactions des résidents qui y habitent. Le roman se présente comme une sorte de jeu de puzzle littéraire, où chaque chapitre se concentre sur une pièce spécifique de l’immeuble et sur la vie de ses habitants. Perec offre ainsi une vision kaléidoscopique de la vie quotidienne, mêlant des intrigues variées, des personnages hauts en couleur et des détails minutieux sur les objets et les espaces.

Ce livre est célèbre pour son style complexe et innovant, mettant en œuvre des contraintes formelles telles que la contrainte oulipienne (OuLiPo), dont Perec était membre. L’auteur maîtrise un style d’écriture remarquablement précis et détaillé, décrivant minutieusement chaque élément de l’environnement et tissant des liens subtils entre les différentes histoires des personnages.

La Vie mode d’emploi est bien plus qu’un simple roman. C’est une exploration fascinante de la complexité de la vie urbaine, de la condition humaine et de la manière dont les histoires individuelles se rejoignent pour former un tableau global de la société. Ce livre captivant offre une expérience de lecture riche et immersive, où chaque lecture révèle de nouveaux détails et nuances, et où chaque personnage contribue à tisser une toile narrative complexe et fascinante.

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→ À lire aussi de Georges Perec : Les Choses (1965). – La Disparition (1969). – W ou le Souvenir d’enfance (1975).

La vie d’un immeuble
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L’immeuble de rapport situé à l’adresse fictive du 11, rue Simon-Crubellier, à Paris, immeuble « dont la façade a été enlevée », est le point de départ d’un foisonnement de récits : au fur et à mesure que sont explorées systématiquement les différentes pièces qui le constituent, depuis les caves jusqu’aux chambres de bonnes, Perec dresse l’inventaire des objets qui s’y trouvent, des locataires qui y ont habité ou y habitent encore, de leurs aventures. Parmi ces biographies de virtuoses, de champions, d’artisans, de collectionneurs, trois tiennent une place essentielle. Bartlebooth, richissime excentrique, consacre sa vie à un projet aussi rigoureux que gratuit : passer dix ans de sa vie à apprendre l’aquarelle, vingt ans à peindre 500 marines dans 500 ports et à les faire transformer en puzzles, vingt ans encore à reconstituer ces puzzles pour retrouver les aquarelles originales, qu’il effacera sur le lieu même où il les a peintes. Wrinkler est l’artisan génial qui fabrique ces puzzles. Quant au vieux peintre Valène, il rêve de peindre sans façade l’immeuble dont il est le doyen, peinture dont la Vie mode d’emploi est la réalisation textuelle. Il ne laissera à sa mort qu’une toile presque vierge.

Une architecture complexe

Perec a mis plusieurs années pour construire le projet de ce livre, et dix-huit mois seulement pour en rédiger les 700 pages. C’est que ce foisonnement d’histoires, d’inventaires et de trouvailles est régi par de multiples règles que l’auteur s’est imposées, ossature indiscernable à la lecture. Membre de l’OuLiPo, Perec considère en effet que la contrainte formelle féconde la création, surtout si des erreurs ou accommodements y sont consciemment introduits, de façon à ramener la vie dans ce qui à défaut risquerait de devenir une simple mécanique. Ainsi, les pièces de l’immeuble sont explorées selon un ordre précis, qui correspond à la progression d’un cavalier sur un échiquier, chaque case de l’échiquier étant une pièce de l’immeuble. Une seule case est omise, en bas à gauche (le 66e mouvement du cavalier), qui correspond à une cave, non visitée. Chacune des pièces correspond également à un chapitre du livre, qui en compte donc 99.

Perec s’impose aussi un « Cahier des charges » par chapitre (récemment publié), prévoyant de donner telle longueur à l’un, d’intégrer dans un autre telle citation, ailleurs des descriptions de meubles ou encore les noms des membres de l’OuLiPo… La figure du faiseur de puzzles donne une clé de l’acte créateur de l’écrivain, tout comme celle de Bartlebooth (mélange du Bartleby de Herman Melville et du Barnabooth de Valery Larbaud). L’écrivain faiseur de puzzles livre au lecteur une série de pièces s’imbriquant les unes dans les autres, dont il faut retrouver la cohérence. Le jeu naît de la contrainte primordiale, de la règle, de même que le sens d’une vie ne peut naître que d’un projet sans but mais poursuivi rigoureusement (construire des aquarelles dans le seul but de les effacer). La Vie mode d’emploi, dans son titre comme dans sa structure, montre l’art de l’écrivain à inclure tous les types d’énoncés, à chercher le sens dans la collection (de mots, d’objets, d’histoires) pour créer une œuvre totale baptisée par lui, au pluriel, romans.

[📽 Vidéo] 18 citations choisies de Georges Perec
Extrait : La Vie mode d’emploi (chapitre 35)

Toute l’œuvre de Perec se place sous le signe du jeu et de l’intertextualité. Imaginant pour son dernier livre « un immeuble parisien dont la façade a été enlevée de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles », il fait de La Vie mode d’emploi un roman-puzzle dont les récits successifs — inventaires de lieux ou d’objets, fragments de vies — sont autant de pièces à ordonner et à enchevêtrer par la lecture.

La Vie mode d’emploi de Georges Perec : chapitre 35, « La loge de la concierge »

Madame Claveau fut la concierge de l’immeuble jusqu’en mille neuf cent cinquante-six. C’était une femme de taille moyenne, aux cheveux gris, à la bouche mince, toujours coiffée d’un fichu couleur tabac, toujours vêtue (sauf les soirs de réception où elle tenait le vestiaire) d’un tablier noir avec des petites fleurs bleues. Elle surveillait la propreté de son immeuble avec autant de soin que si elle en avait été propriétaire. Elle était mariée à un livreur de chez Nicolas qui parcourait Paris en tricycle, la casquette crânement penchée sur l’oreille, le mégot au coin des lèvres, et que l’on voyait parfois, sa journée terminée, ayant troqué son blouson de cuir beige tout craquelé contre une veste molletonnée que Danglars lui avait laissée, donner un coup de main à sa femme en faisant briller les cuivres de la cage de l’ascenseur ou en passant au blanc d’Espagne le grand miroir du vestibule sans cesser de siffloter le succès du jour, La Romance de Paris, Ramona, ou Premier rendez-vous. Ils avaient un fils, prénommé Michel, et c’est pour lui que Madame Claveau demandait à Winckler les timbres des paquets que Snautf lui envoyait deux fois par mois. Michel se tua dans un accident de moto, à dix-neuf ans, en 1955, et sa mort prématurée ne fut sans doute pas étrangère au départ de ses parents l’année suivante. Ils se retirèrent dans le Jura. Morellet prétendit longtemps qu’ils avaient ouvert un café qui avait tout de suite périclité parce que le père Claveau avait pratiquement bu son fonds au lieu de le vendre, mais c’est un bruit que personne ne confirma ni n’infirma jamais.

Ils furent remplacés par Madame Nochère. Elle avait alors vingt-cinq ans. Elle venait de perdre son mari, un sergent-chef de carrière, de quinze ans plus âgé qu’elle. Il mourut à Alger, non pas dans un attentat, mais des suites d’une gastro-entérite consécutive à une absorption exagérée de petits morceaux de gomme, non pas de gomme à mâcher ce qui n’aurait pu avoir un effet aussi néfaste, mais de gomme à effacer. Henri Nochère était en effet adjoint au sous-chef du bureau 95, c’est-à-dire de la section « Statistiques » de la Division « Études et Projets » du Service des Effectifs de l’État-Major Général de la Xe Région Militaire. Son travail, plutôt tranquille jusqu’à 1954-1955, devint, à partir des premiers rappels de soldats du contingent, de plus en plus préoccupant et Henri Nochère, pour calmer son énervement et son surmenage, se mit à suçoter ses crayons et à mâcher ses gommes tout en recommençant pour la énième fois ses interminables additions. Ces pratiques alimentaires, inoffensives tant qu’elles restent dans des limites raisonnables, peuvent se révéler nocives en cas d’abus, car les minuscules fragments de gomme involontairement absorbés provoquent des ulcérations et des lésions de la muqueuse intestinale d’autant plus dangereuses qu’elles sont longtemps indécelables et que de ce fait il n’est pas possible de dresser suffisamment à temps un diagnostic correct. Hospitalisé pour « troubles d’estomac », Nochère mourut avant même que les médecins n’eussent vraiment compris de quoi il souffrait. En fait, son cas serait resté une énigme médicale si, dans le même trimestre et vraisemblablement pour les mêmes raisons, l’adjudant Olivetti, du bureau d’incorporations d’Oran, et le brigadier-chef Margueritte, du Centre de Transit de Constantine, n’étaient morts dans des conditions presque identiques. De là vient le nom de « Syndrome des Trois Sergents » qui n’est absolument pas correct du point de vue de la hiérarchie militaire, mais qui parle suffisamment à l’esprit pour qu’on continue à l’employer à propos de ce type d’affection.

Madame Nochère a aujourd’hui quarante-quatre ans. C’est une femme toute petite, un peu boulotte, volubile et serviable. Elle ne ressemble absolument pas à l’image que l’on se fait habituellement des concierges ; elle ne vocifère ni ne marmonne, ne vitupère pas d’une voix criarde contre les animaux domestiques, ne chasse pas les démarcheurs (ce que d’ailleurs plusieurs copropriétaires et locataires auraient plutôt tendance à lui reprocher), n’est ni servile ni cupide, ne fait pas marcher sa télévision toute la journée et ne s’emporte pas contre ceux qui descendent leur poubelle le matin ou le dimanche ou qui font pousser des fleurs en pots sur leur balcon. Il n’y a rien de mesquin en elle, et la seule chose que l’on pourrait lui reprocher serait peut-être d’être un peu trop bavarde, un peu envahissante même, voulant toujours tout savoir des histoires des uns et des autres, toujours prête à s’apitoyer, à aider, à trouver une solution. Tout le monde dans l’immeuble a eu l’occasion d’apprécier sa gentillesse et a pu, à un moment ou à un autre, partir tranquille en sachant que les poissons rouges seraient bien nourris, les chiens promenés, les fleurs arrosées, les compteurs relevés.

Une seule personne dans l’immeuble déteste vraiment Madame Nochère : c’est Madame Altamont, pour une histoire qui leur est arrivée un été. Madame Altamont partait en vacances. Avec le souci d’ordre et de propreté qui la caractérise en tout, elle vida son réfrigérateur et fit cadeau de ses restes à sa concierge : un demi-quart de beurre, une livre de haricots verts frais, deux citrons, un demi-pot de confiture de groseilles, un fond de crème fraîche, quelques cerises, un peu de lait, quelques bribes de fromage, diverses fines herbes et trois yaourts au goût bulgare. Pour des raisons mal précisées, mais vraisemblablement liées aux longues absences de son mari, Madame Altamont ne put partir à l’heure initialement prévue et dut rester chez elle vingt-quatre heures de plus ; elle retourna donc voir Madame Nochère et lui expliqua, d’un ton à vrai dire plutôt embarrassé, qu’elle n’avait rien à manger pour le soir et qu’elle aimerait bien récupérer les haricots verts frais qu’elle lui avait donnés le matin même. « C’est que, dit Madame Nochère, je les ai épluchés, ils sont sur le feu. » « Que voulez-vous que j’y fasse ? » répliqua Madame Altamont. Madame Nochère monta elle-même à Madame Altamont les haricots verts cuits et les autres denrées qu’elle lui avait laissées. Le lendemain matin, Madame Altamont partant, cette fois-ci pour de bon, redescendit à nouveau ses restes à Madame Nochère. Mais la concierge les refusa poliment.

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(Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978)

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