La Bruyère : Les Caractères (1688)

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Les Caractères (1688)

– Jean de La Bruyère –

👤 Jean de La Bruyère
Portrait de Jean de La Bruyère attribué à Nicolas de Largillierre (musée des beaux-arts de Quimper).Jean de La Bruyère, né à Paris le 16 août 1645 et mort à Versailles le 11 mai 1696, est un moraliste français. Il est célèbre pour une œuvre unique, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688). Cet ouvrage, constitué d’un ensemble de brèves pièces littéraires, compose une chronique essentielle de l’esprit du XVIIe siècle. [Lire la suite de sa biographie]

→ À lire aussi : La littérature française du XVIIe siècle : l’âge baroque et l’âge classique. – Le Classicisme (XVIIe siècle). – Histoire de la France : L’Ancien Régime.

Présentation

Les Caractères est recueil de portraits et de maximes de Jean de La Bruyère, publié en 1688 sous le titre complet Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. La Bruyère a travaillé pendant 17 ans avant de publier ce recueil de 420 remarques, sous forme de maximes, de réflexions et de portraits, présenté comme une simple continuation des Caractères du philosophe grec Théophraste (lire la note), qu’il traduit en tête de l’ouvrage. L’auteur aurait commencé la rédaction de cet ouvrage dès 1670, et il est mort en 1696 après l’avoir revu et corrigé pour une neuvième et dernière édition, posthume celle-là. Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle sont ainsi passés de 420 remarques en 1688 à 1120  remarques en 1694. C’est donc l’œuvre de toute une vie, en même temps que la seule œuvre que La Bruyère ait publiée.

→ À lire : Maxime, sentence, axiome, apophtegme, aphorisme.

Une œuvre composite et fragmentée

Les Caractères se compose de deux grandes parties : la première est une simple traduction par La Bruyère des Caractères de Théophraste tandis que la seconde rassemble ses propres « caractères » imités du modèle antique. Cette seconde partie compte 1200 éléments (maximes, réflexions, portraits…) qui prennent place dans 16 chapitres :

  1. Des Ouvrages de l’Esprit – 69 éléments
  2. Du Mérite Personnel – 44 éléments
  3. Des Femmes – 81 éléments
  4. Du Cœur – 85 éléments
  5. De la Société et de la Conversation – 83 éléments
  6. Des Biens de Fortune – 83 éléments
  7. De la Ville – 22 éléments
  8. De la Cour – 101 éléments
  9. Des Grands – 56 éléments
  10. Du souverain ou de la République – 35 éléments
  11. De l’Homme – 158 éléments
  12. Des Jugements – 119 éléments
  13. De la Mode – 31 éléments
  14. De Quelques Usages – 73 éléments
  15. De la Chaire – 30 éléments
  16. Des Esprits Forts – 50 éléments

Il s’agit pour La Bruyère de brosser un tableau significatif des travers de son temps, sous divers aspects qui sont traités comme autant de chapitres, et de dresser comme le dit Roland Barthes « une sorte de cosmogonie de la société classique ». Il use pour cela d’une série de maximes tantôt très brèves (« L’esclave n’a qu’un maître ; l’ambitieux en a autant qu’il y a de gens utiles à sa fortune », « De la Cour », 70), tantôt plus développées, notamment dans le chapitre « De la mode ».

Morale, philosophie et urbanité
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L’auteur apparaît à la fois comme un moraliste, dont le but affiché est de rendre les hommes sages, et comme un philosophe qui « consume sa vie à observer les hommes, et [qui] use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule » (« Des ouvrages de l’esprit », 34). Il cherche en effet à faire voir ce qui se cache derrière les choses — dans une société fondamentalement régie par le « masque » — par exemple à mettre en valeur la vanité ou le calcul sous les exigences de la civilité. Les Caractères exhibe ce que l’âge classique nomme les « ridicules » : les poses, les allures, voire les costumes qui trahissent les hommes.

Les thèmes ainsi développés d’un chapitre à l’autre laissent émerger la figure d’un La Bruyère précurseur des Lumières à de nombreux égards, proposant par exemple de fonder la hiérarchie sociale sur le mérite personnel (« Des grands », 56), ou encore réfléchissant sur la notion de justice sociale, en soutenant que les misérables sont victimes d’une injuste répartition des biens et des profits (« De l’Homme », 128 ou « Des Biens de fortune », 18 et 26).

Toutefois la leçon ne s’appuie jamais sur une didactique pesante : Les Caractères se rattache avant tout au courant de la littérature mondaine, très vivace au XVIIe siècle, dont le souci est au premier chef de plaire. Aussi le projet de l’auteur est-il d’édifier en divertissant, en valorisant l’esprit et le bon mot. De même, la forme de l’œuvre respecte l’idéal de brièveté qui fonde le goût des contemporains. Enfin, l’esthétique qui sous-tend le recueil suppose légèreté, élégance, variété dans la composition et dans le ton ; La Bruyère se rapproche ainsi de l’art de la conversation qui fleurit alors dans les salons littéraires.

Influence et jugements

Avec Les Caractères, La Bruyère se présente comme le traducteur et le continuateur d’un Ancien, qui lui sert de paravent commode pour abriter son œuvre personnelle. Cette filiation assumée, voire exhibée, lui permet de légitimer sa démarche et de lui conférer une certaine noblesse. Toutefois, il fixe les règles d’une esthétique qui lui est propre : pour atteindre son but, il doit frapper les esprits. Il accorde donc un souci particulier à l’expression et sa technique d’écriture est à cet égard très affûtée. Contrairement à d’autres moralistes, tel La Rochefoucauld, La Bruyère ne livre pas ses maximes sous forme de traits lapidaires, mais les met systématiquement en scène : une historiette, plus ou moins détaillée, vient en quelque sorte incarner le propos et en offrir une brève mise en situation.

En 1701, Bonaventure d’Argonne, dit Vigneul-Marville, consacre à l’œuvre une étude : Sentiments critiques sur Les Caractères de monsieur de La Bruyère. Elle est considérée comme injuste.

André Gide écrit en 1926 : « Je relis Les Caractères de La Bruyère. Si claire est l’eau de ces bassins, qu’il faut se pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur. »

La Bruyère vs Théophraste

Les Caractères de Jean de La Bruyère ne doit pas être confondu avec Les Caractères de Théophraste ! Ces derniers sont une œuvre du philosophe péripatéticien Théophraste, éthopée écrite probablement en 319 av. J.-C. Cet ouvrage sur les mœurs unit la philosophie aux sciences et à la morale ; il a été de nombreuses fois imité au cours des siècles comme un regard aussi lucide qu’amusé sur les vices et les travers de l’humanité.

Théophraste semble s’être inspiré des courriers de ses condisciples : Dicéarque, par exemple, parle dans un écrit à son adresse de la cité d’Oropos, dont les habitants commettent des vols, de l’ostentation des Platéens, de l’esprit de contradiction des Thespiens, de l’obséquiosité des habitants de Coronée ou bien encore de la stupidité des habitants d’Haliarte.

Dès l’Antiquité, le poète comique grec Ménandre fondait ses comédies sur une caractérologie héritée de Théophraste. À l’époque moderne, l’œuvre du philosophe a connu le succès à partir de l’édition d’Isaac Casaubon au XVIIe siècle. Le livre de l’écrivain anglais Joseph Hall, Characters of Vertues and Vices, en 1608, trouve un écho en France avec sa traduction en 1610, puis la publication de L’École du sage ou les Caractères des vertus et des vices, par Urbain Chevreau en 1645. Mais c’est l’ouvrage de Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, qui demeure le plus illustre et affirme sa dette de reconnaissance à Théophraste tout en se voulant novateur. En 1990, le philosophe Michel Onfray, dans son ouvrage Cynismes, confond le Caractère de l’Effronté avec le portrait d’un cynique.

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Théophraste
Théophraste est un philosophe de la Grèce antique né vers 371 av. J.-C. à Eresós (Lesbos) et mort vers 288 av. J.-C. à Athènes. Élève d’Aristote, il est le premier scholarque du Lycée, de 322 à sa mort ; botaniste et naturaliste, polygraphe ou encore alchimiste.

Extrait : « De la cour » des Caractères

Dans le chapitre « De la cour » des Caractères, La Bruyère prend le contre-pied de l’imagerie flatteuse répandue dans la littérature sur le personnage du courtisan. Ce portrait, passant d’une anecdote amusante à une pointe assassine, servi par un style léger comme celui d’une conversation, une rhétorique souple mais efficace, souligne la petitesse du comportement en regard de la grandeur des ambitions, la prolixité et l’aisance, inversement proportionnelles à la sincérité… Moraliste lucide, La Bruyère sait admirablement identifier, sous les traits du courtisan du Grand Siècle, un type humain universel, celui de l’arriviste.

N’espérez plus de candeur, de franchise, d’équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté dans un homme qui s’est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens ? Il ne nomme plus chaque chose par son nom ; il n’y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d’impertinents : celui dont il lui échapperait de dire ce qu’il en pense, est celui-là même qui, venant à le savoir, l’empêcherait de cheminer ; pensant mal de tout le monde, il n’en dit de personne ; ne voulant du bien qu’à lui seul, il veut persuader qu’il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins lui soit contraire. Non content de n’être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit ; la vérité blesse son oreille : il est froid et indifférent sur les observations que l’on fait sur la cour et sur le courtisan ; et parce qu’il les a entendues, il s’en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue et des distractions fréquentes. Il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges pour ce qu’a fait ou ce qu’a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique ; il a des formules de compliments différents pour l’entrée et pour la sortie à l’égard de ceux qu’il visite ou dont il est visité ; il n’y a personne de ceux qui se payent de mines et de façons de parler qui ne sorte d’avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures : il est médiateur, confident, entremetteur : il veut gouverner. Il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour ; il sait où il faut se placer pour être vu ; il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires ; et pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou s’il survient quelqu’un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance : il pleure d’un œil, et il rit de l’autre. Se formant quelquefois sur les ministres ou sur le favori, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la gelée ; il se tait au contraire, et fait le mystérieux sur ce qu’il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu’il ne sait point.

(Jean-Pierre de Beaumarchais et Daniel Couty, Anthologie des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1988).

Citations choisies des Caractères
  • Ceux qui font des maximes veulent être crus : je consens au contraire que je n’ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux. (Préface)
  • Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. (Préface)
  • Un homme sage ni ne se laisse gouverner, ni ne cherche à gouverner les autres : il veut que la raison gouverne seule, et toujours. (Du Cœur)
  • L’esclave n’a qu’un maître ; l’ambitieux en a autant qu’il y a de gens utiles à sa fortune. (De la Cour)
  • La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d’un grand effort que d’une longue persévérance. (De l’Homme)
  • Il n’y a que de l’avantage pour celui qui parle peu. (Des Jugements)
  • C’est un excès de confiance dans les parents d’espérer tout de la bonne éducation de leurs enfants. (Des Jugements)
  • Ne songer qu’à soi et au présent, source d’erreur dans la politique. (Des Jugements)

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