Le récit de voyage
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Le récit de voyage
Je crois que j’écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront parcourent avec moi tout le monde soumis à l’homme.
(Étienne Pivert de Senancour, Oberman, 1804)
Sommaire
Présentation
Le récit de voyage (appelé aussi relation de voyage) est la relation d’un séjour ou d’un périple, réel ou fictif, décrivant une région, un pays, une partie du monde connue ou inconnue, voire une contrée imaginaire. Le narrateur du récit de voyage est celui qui — effectivement ou fictivement — a voyagé.
Il y a eu des récits de voyage à toutes les époques et dans toutes les civilisations. Tous ont été en leur temps le reflet de l’état de la connaissance du monde, le récit de la découverte du globe et de ses confins, aussi bien réels qu’imaginaires.
→ À lire également : Écrire un récit initiatique.
Un genre littéraire multiforme
Quand il est centré sur un voyage qui a réellement eu lieu, le récit de voyage se démarque du roman qui permet d’inventer des mondes imaginaires, tout comme du récit de science-fiction, qui raconte un voyage imaginaire dans un univers virtuel. Il se distingue également du document scientifique (géographique, anthropologique…) qui dispense des observations objectives ou des synthèses susceptibles de davantage susciter l’intérêt que le voyage qui les a permises, et du guide de voyage, ouvrage pratique visant à orienter et informer le lecteur pour un voyage encore à accomplir.
Le récit de voyage n’est pas un genre codifié, et il peut prendre des formes très diverses, comme le carnet de route, un recueil de notes prises sur le vif, la chronique, une relation chronologique des événements, qui devient journal si elle est quotidienne, le rapport, un compte rendu plus officiel destiné à une administration ou un organisme de recherche. Lorsque le voyage permet d’émettre ou de vérifier une théorie (scientifique, anthropologique, culturelle), le récit prend les allures d’un essai. Le récit de voyage peut également adopter une forme épistolaire. Par ailleurs, le voyage peut être pour l’auteur l’occasion d’une découverte de lui-même; l’introspection prend alors le pas sur la description des lieux visités.
Genre journalistique, le grand reportage prend place dans un journal ou une revue. Il est plus concis, plus synthétique que le récit de voyage. À la fois compte-rendu, témoignage et analyse de faits, il décrit et explique. Il est le fruit d’observations faites durant un voyage, mais aussi le résultat de recherches, d’enquêtes, d’entretiens. Il a été popularisé par Albert Londres (Au bagne, 1924 ; Terre d’ébène, 1929).
Le récit de voyage peut être aussi le récit d’un voyage imaginaire dans une contrée fabuleuse. L’un des tout premiers modèles du genre est L’Histoire véritable de Lucien de Samosate (IVe siècle); dans l’Antiquité grecque, les périples des héros de la mythologie, comme celui d’Ulysse, ont servi de matière à des épopées, sans doute la forme la plus ancienne du récit de voyage.
Caractéristiques et procédés
Bien que peu codifié et protéiforme, le récit de voyage peut néanmoins être caractérisé par quelques permanences. Il est écrit à la première personne ; il apparaît comme le reflet direct de l’expérience personnelle de l’auteur. Il peut mêler différents types de discours : géographique, politique, historique, linguistique, ethnologique, etc. Il adopte la plupart du temps une structure en boucle : il commence par le départ et se termine par le retour — le voyage de retour étant fréquemment marqué par des épisodes symétriques à ceux du voyage aller. Il a un but didactique, et cherche à transmettre une connaissance à quelqu’un ; le public visé appartient à la même culture que l’auteur du récit, et partage son ignorance face à des cultures et lieux étrangers. Le récit de voyage s’élabore en deux temps : au temps du voyage (et aux notes, croquis, photos prises « sur le vif ») succède l’écriture de celui-ci, dans lequel l’auteur raconte les événements qui ont eu lieu durant son périple, et décrit ce qu’il a vu. Il témoigne donc d’un souci de vérité (croquis ou photos attestent parfois de la réalité des faits).
La description, généralement parallèle au récit dans le roman, joue un rôle essentiel dans le récit de voyage : elle permet à l’auteur de rendre compte de ses observations et de transmettre ses nouvelles connaissances. Le discours, même lorsqu’il se veut objectif, comporte toujours une part de subjectivité : confronté durant le voyage à des réalités nouvelles, étrangères, l’auteur les appréhende à travers le prisme de sa culture, de ses connaissances. Il fait souvent des rapprochements avec les réalités que lui et les lecteurs connaissent, d’où l’utilisation courante de la comparaison, de l’analogie, ou de l’opposition quand l’ailleurs diffère des réalités familières.
La plupart du temps, le récit de voyage suit le déroulement du voyage, souvent au jour le jour. L’enchaînement des événements lui donne une cohérence. Les indications temporelles, comme les indications spatiales, sont abondantes. Il y a donc une sorte de conflit entre le récit des événements du voyage et la description qui l’interrompt dans son déroulement ; le passage du mode narratif au mode descriptif est souvent abrupt.
D’Hérodote à Marco Polo
Dans l’Antiquité, les récits de périples décrivent des contrées et des populations encore inconnues. Les premiers exemples en sont Le Périple du voyageur carthaginois Hannon et les Histoires d’Hérodote, récit de ses voyages en Asie Mineure, en Afrique du Nord et dans la région de la mer Noire. Les Histoires mêlent des considérations sur la géographie humaine à des descriptions de géographie physique. Cependant, la dimension du merveilleux, qui imprègne aussi les récits fabuleux de l’Antiquité comme L’Histoire véritable de Lucien de Samosate, est également présente dans les descriptions d’Hérodote. Dans la description archétypale de la contrée merveilleuse, située aux confins du monde connu, figurent les évocations d’une faune et d’une flore fabuleuses.
La tradition du récit de voyage dans une contrée imaginaire recoupe celle du voyage initiatique par excellence, celui de l’âme. Dans La Divine Comédie de Dante, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis sont décrits comme des lieux effectivement visités. La géographie de l’Enfer, chez Dante, n’est pas moins précise que celle des mythes grecs de l’Hadès, avec sa topographie, ses fleuves et ses régions.
À la fin du Moyen Âge, Le Devisement du Monde (ou Livre des merveilles du monde) de Marco Polo (rédigé vers 1298) raconte le périple du voyageur vénitien dans la Chine de l’empereur Kubilaï Khan. Mêlant des détails authentiques à des éléments de légende, Le Livre des merveilles du monde fournit à l’Europe de l’époque l’une des premières descriptions de l’Extrême-Orient et des mœurs de la société chinoise. C’est sur la foi des informations contenues dans l’ouvrage de Marco Polo que Christophe Colomb s’est embarqué pour les Indes occidentales.
On dispose également de témoignages écrits, antérieurs à la conquête européenne, émanant de voyageurs arabes : le rihla (« journal de voyage »), d’inspiration occidentale, apparaît au XIIe siècle, et réunit le récit pur d’un périple, décrit au jour le jour, à des observations géographiques, sociétales, religieuses et historiques. Ibn Djubayr (1145-1217) laisse un récit de voyage en Orient, tandis que Ibn Battuta, dont le rihla apparaît comme le modèle du genre, décrit certaines régions de l’Afrique au XIVe siècle, cent cinquante ans avant les navigateurs européens.
De Christophe Colomb à James Cook
Au XVe et au XVIe siècle, les récits de voyage se multiplient au rythme des grandes découvertes. Les récits d’explorations conservés témoignent à bien des égards des diverses conquêtes occidentales, et aussi des massacres qui les ont jalonnées. Les œuvres datant de cette période sont des recueils de lettres d’explorateurs comme celles d’Hernán Cortés, qui offrent à l’Europe les premières descriptions de la civilisation et de l’Empire aztèque, ou encore des journaux de bord, comme ceux des navigateurs Christophe Colomb et Amerigo Vespucci.
Les récits des XVe et XVIe siècles ont représenté une mine de renseignements topographiques, géographiques, ethnologiques et économiques pour les négociants et les aventuriers européens, et pour les générations suivantes d’explorateurs. L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578), de Jean de Léry (v. 1534-1613), se distingue par la précision des descriptions, la distance du regard et la méthode de l’analyse ; le récit est redécouvert par Claude Lévi-Strauss, qui y voit « le bréviaire de l’ethnologue ». Au XVIIIe siècle, les récits des navigateurs européens sont ceux de Louis de Bougainville (Voyage autour du monde, 1771-1772), du comte de La Pérouse (Voyage de La Pérouse autour du monde, posth., 1797), et de James Cook (Relations de voyages autour du monde, 1768-1779, 1784).
Au siècle classique et au siècle des Lumières
À l’époque classique, le récit de voyage recoupe la tradition du roman pédagogique, dans lequel le voyage et les rencontres qui le jalonnent sont le fil conducteur et le prétexte du récit de formation, comme l’illustrent le Télémaque de Fénelon (1699) et Voyage du jeune Anacharsis en Grèce vers le milieu du IVe siècle avant l’ère vulgaire de l’abbé Barthélemy (1788), et les romans picaresques tels Lazarillo de Tormes (1554) et Gil Blas d’Alain René Lesage (1715), ainsi que le roman d’apprentissage allemand, le Bildungsroman (Les Aventures de Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen, 1669).
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la tradition des récits de voyage inclut aussi toute la tradition du voyage fabuleux, sur le modèle du voyage fabuleux antique. La thématique du voyage dans des contrées merveilleuses, imaginaires ou inexplorables, a inspiré des œuvres comme Le Songe ou Astronomie lunaire (Somnium, seu opus posthumum de astronomia, 1610), de Johannes Kepler, L’Homme dans la Lune de Francis Godwin (1562-1633 — The Man in the Moone, 1648), Histoire comique contenant les États et Empires de la Lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil (1657) de Cyrano de Bergerac, le plus célèbre de ces récits fictifs étant Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (Gulliver’s Travel, 1726).
Ce que le récit de voyage représente, c’est un pays inconnu, mais c’est aussi, en négatif, le pays que le voyageur laisse derrière lui, ou celui, imaginaire, dans lequel s’incarne un idéal de société civile. L’utopie, construction philosophique et littéraire d’une contrée, est l’une des formes possibles que peut prendre le récit de voyage (Thomas More, Utopie – De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia, 1516 ; Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide – New Atlantis, 1627 ; Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, 1772).
Au XVIIIe siècle, la description d’un pays lointain et l’évocation de mœurs étrangères, de systèmes politiques autres sont l’un des moyens de la critique que les philosophes font des mœurs et des cours occidentales. Miroir satirique des travers de la société européenne, ou miroir inversé, représentation idyllique d’un univers autre, le récit de voyage devient le moyen d’une représentation de l’Autre. C’est dans cette représentation que s’enracine la dimension satirique qui inspire les Romans et contes de Voltaire (1757), notamment Candide, La Princesse de Babylone, Zadig ou Micromégas, ainsi que les Lettres persanes de Montesquieu (1721).
Du romantisme à la période coloniale
Les récits de voyage se multiplient pendant la période du romantisme : l’exotisme est en vogue, et des récits tels L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand (1811), Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval (1851), La Prière sur l’Acropole de Joseph Renan, les récits des voyages en Orient d’Alphonse de Lamartine (1835), de Gustave Flaubert et de Guy de Maupassant sont des pèlerinages littéraires et métaphysiques vers un Orient mythique.
Cette même conception métaphysique du voyage se retrouve dans un autre genre romanesque, celui du roman d’aventures, du XVIIIe au XXe siècle, de Daniel Defoe (Robinson Crusoé, 1719) à Robert Louis Stevenson (L’Île au trésor – Treasure Island, 1883), d’Hermann Melville (Moby Dick, 1851 ; Typee, 1846 ; Omoo, 1847) à Joseph Conrad (Le Nègre du « Narcisse » — The Niger of The « Narcissus », 1897 ; Au cœur des ténèbres — Heart Of Darkness, 1902). Jack London lui aussi, par ses ouvrages autobiographiques (La Route ou les Vagabonds du Rail — The Road, 1907 ; Martin Eden, 1909) et ses romans d’aventure où le héros parcourt une contrée, un territoire, un océan (Le Fils du loup — The Son Of The Wolf, 1900 ; Contes des mers du Sud — South Sea Tales, 1911), participe de cette littérature de voyage.
Avec l’œuvre de Jules Verne (Le Tour du monde en quatre-vingts jours, De la Terre à la Lune, Vingt Mille Lieues sous les mers, Voyage au centre de la Terre), la fiction du voyage, devenue scientifique, relate toutes les conquêtes passées et à venir de l’homme, et sort de la description du monde clos pour s’ouvrir sur celle d’un univers infini dont le progrès de la science — objet d’une croyance inébranlable et source de la foi en l’avenir — rend l’exploration possible.
Le récit de voyage en soi devrait avoir perdu de son charme à proportion de l’avancée des conquêtes scientifiques. Cependant, que le voyage ne soit plus confiné dans les limites d’un monde clos n’a fait qu’élargir les limites du cadre exploratoire. Le titre humoristique de l’œuvre de Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre (1795), ouvre le récit de voyage sur une autre dimension exploratoire, celle du moi, intimement mêlée à la littérature de voyage, qu’il s’agisse des voyages en Orient des romantiques, des voyages méditatifs de Stendhal, de Laurence Sterne (Voyage sentimental à travers la France et l’Italie, 1768), ou des récits d’aventures de Joseph Conrad et d’Herman Melville.
À la fin du XIXe siècle, à l’époque de la colonisation de l’Afrique, un certain nombre d’ouvrages renouent néanmoins avec la dimension purement descriptive, quasi scientifique, du récit de voyage ; œuvres d’explorateurs plus que d’écrivains, ces récits décrivent minutieusement la géographie physique des pays visités et donnent des informations ethnologiques sur les tribus africaines : les Voyages et recherches d’un missionnaire dans l’Afrique méridionale de David Livingstone (Missionary Travels and Researches in South Africa, 1857), les récits de Richard Burton, À travers un continent mystérieux de Henry Morton Stanley (Through the Dark Continent, 1878). Isabelle Eberhardt (1877-1904) l’une des pionnières de l’écriture féminine du voyage, a arpenté notamment l’Algérie et le désert du Sahara (Notes de routes, posth. 1908 ; Mes journaliers, posth. 1923).
XXe siècle : la fin du voyage ?
Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, les facilités de déplacement, le « rétrécissement » de la planète, la démocratisation du tourisme, entraînent une modification de l’image du voyage. La crainte d’un monde fini, limité, apparaît. Pourquoi et comment voyager quand il n’y a plus de mondes inconnus, plus de pays nouveaux à découvrir, quand la plupart des voyages sont devenus possibles, rapides et accessibles et menacés par une forme d’uniformisation ? L’enjeu de la littérature de voyage se déplace, se concentrant désormais sur la confrontation d’un regard « occidental » face à des réalités diverses.
Peu étudié, le récit de voyage au XXe siècle compte pourtant en France des auteurs remarquables, grands voyageurs ou simples flâneurs, parmi lesquels on peut citer Pierre Loti (Suprêmes Visions d’Orient, 1921), Victor Segalen (Les Immémoriaux, 1907), Valery Larbaud (A.O. Barnabooth, 1913), Paul Morand (New York, 1930 ; Londres, 1933 ; Venises, 1971), Michel Leiris (L’Afrique fantôme, 1934), André Gide (Voyage au Congo, 1934), Ella Maillart (Des monts célestes aux sables rouges, 1932 ; Oasis interdites : De Pékin au Cachemire, une femme à travers l’Asie centrale en 1935, 1937), Blaise Cendrars (Bourlinguer, 1948), Henri Michaux (Ecuador, 1929 ; Un barbare en Asie, 1933 ; Voyage en Grande Garabagne, 1936), Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques, 1955), Michel Butor (Le Génie du lieu, 1958 ; Mobile, 1962), Jean-Marie Gustave Le Clézio (Voyage à Rodrigues, 1986 ; Gens des nuages, 1999), Jacques Lacarrière (1925-2005 — Chemin faisant, 1992), Jacques Réda (Les Ruines de Paris, 1977 ; Hors les murs, 1982 ; Château des courants d’air, 1987). Le Suisse Nicolas Bouvier (L’Usage du monde, 1963 ; Chronique japonaise, 1973 ; Journal d’Aran et d’autres lieux, 1990) est l’un de ceux qui a profondément influencé la littérature de voyage, par la haute tenue littéraire de ses textes et la réflexion parallèle qu’il mène sur l’écriture.
La littérature anglo-saxonne a développé quant à elle le concept de travel writing (littéralement « écriture du voyage »), qui recouvre en partie le champ du récit de voyage, tout en laissant une part à la fiction. Depuis le début du XXe siècle, de nombreux auteurs sont ainsi les contributeurs d’une littérature articulée autour de l’autre, de la rencontre, et de la remise en question de son propre regard. Laurie Lee (1914-1997) avec Un beau matin d’été (As I Walk Out One Midsummer Morning, 1965), Bruce Chatwin (En Patagonie – In Patagonia, 1977), Kenneth White (1936- ) ou encore Patrick Leigh-Fermor (1915- ) sont parmi les auteurs emblématiques du genre. L’anthropologue Nigel Barley (Un anthropologue en déroute — The Innocent Anthropologist: Notes from a Mud Hut, 1983) renouvelle avec humour le genre, entre ethnologie et chronique de voyage.
À la fin des années 1990, malgré l’exploration systématique et complète de la planète, la littérature de voyage est florissante, et a su se renouveler dans ce monde désormais totalement exploré. En France, le festival Étonnants Voyageurs, créé en 1990 à Saint-Malo, ouvert sans considération de genres à une littérature aventureuse, voyageuse, est ainsi devenu un des plus grands festivals du livre en France, illustrant la vitalité d’une littérature ouverte sur l’Autre.
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