Cervantès : Don Quichotte

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Don Quichotte

– Miguel de Cervantes –

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Portrait imaginaire de Miguel de Cervantès (il n'existe aucun portrait authentifié). Juan de Jaurigui y Aquilan, Cervantès, 1600. Académie espagnole de Madrid.Miguel de Cervantes, francisé en Michel de Cervantès (de son nom complet Miguel de Cervantes Saavedra), est un écrivain espagnol du Siècle d’or. Il est célèbre pour son roman L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, publié en 1605 et reconnu comme le premier roman moderne. Cette œuvre a été traduite dans plus de 140 langues et dialectes et fait partie des livres les plus traduits au monde. [Lire la suite de la biographie]

Présentation

Don Quichotte est un roman de Cervantès, constitué de deux parties publiées respectivement en 1605 et 1615 sous le titre El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha. Sous les dehors d’une satire burlesque des romans de chevalerie, Don Quichotte pose la question de la folie et de la nature de la littérature.

Un héros victime de son imagination
Portrait imaginaire de Miguel de Cervantès (il n'existe aucun portrait authentifié). Juan de Jaurigui y Aquilan, Cervantès, 1600. Académie espagnole de Madrid.

Don Quichotte est le nom que s’est choisi un pauvre hidalgo (gentilhomme) de la Manche, si imprégné de ses lectures qu’il en vient à vouloir vivre à la manière des chevaliers errants du temps jadis, qui parcouraient le monde pour défendre la veuve et l’orphelin ou pour purger la terre de tous les monstres qui l’infestent, au milieu des sortilèges de magiciens et fées plus ou moins bien intentionnés. La « folie » du héros naît de son entêtement à interpréter le monde qu’il parcourt (celui de l’Espagne de Philippe III) en termes systématiquement romanesques : les moulins sont des géants, la moindre paysanne une princesse cachée et les auberges du bord du chemin des habitations seigneuriales. Après une première tentative en solitaire, Don Quichotte revient à son village et décide de s’offrir les services d’un écuyer, qui l’accompagnera désormais dans tous ses déplacements : ce sera Sancho Pança, un paysan de ses voisins. Cette deuxième errance, beaucoup plus longue et ambitieuse, va occuper l’essentiel de la première partie, divisée en cinq séquences ordonnées de manière concentrique autour d’un épisode central :

• l’errance et les combats (les moulins à vent, 8 ; la conquête de l’armet de Mambrin, 21 ; la délivrance des forçats, 22 ; etc.);

• la pastorale et sa variation : après l’hospitalité des chevriers (11-14), le séjour dans la Sierra Morena (23-29);

• l’auberge vers laquelle convergent tous les personnages, qui se racontent et confrontent leurs expériences (16-47) : la somme de leurs expériences résume le monde selon des points de vue divers. Cervantès tente alors de faire coïncider la variété des formes du récit avec la multiplicité des expériences rapportées, quitte à utiliser le procédé du récit inséré ou celui du récit autobiographique;

• la pastorale (51-52) : échauffourée avec un chevrier grossier et violent rencontré sur la route. La pastorale est donc un monde fictif et rassurant qui a la même fonction que l’univers épico-chevaleresque : servir de consolation à l’humanité et lui rendre supportable une existence sans relief;

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• le retour au village ou l’errance inversée (46-52). Ce « retour à la case départ » est le symbole d’un échec. Don Quichotte, persuadé d’avoir été enchanté par un magicien, est authentiquement emprisonné dans une cage : il incarne alors l’enfermement dans l’imaginaire individuel. Sancho, d’ailleurs, est devenu aussi fou que son maître à qui il conseille de repartir, espérant bien en tirer un glorieux profit pour lui-même : une place de gouverneur, en récompense de ses bons services.

La construction en miroir est là pour montrer que tout le livre tourne autour de cette figure réflexive (l’auberge, microcosme du monde) qui reproduit le mouvement même de la littérature, de la conscience et de l’imaginaire : donner forme et sens au monde. Dans l’épisode de l’auberge, ce dont on traite, c’est précisément de littérature et des différentes formes de récit élaborées par les nombreux personnages qui affluent.

→ À lire : Le genre pastoral.

L’illusion, un mal nécessaire

La publication de la seconde partie a été hâtée par la publication d’un faux, dû à la plume d’Avellaneda, ce qui à tout le moins témoigne de la fortune immédiate du livre. On assiste dans celle-ci à la troisième sortie de Don Quichotte, en apparence identique aux deux précédentes et qui contraint le lecteur à s’attacher aux variations et aux transformations des héros et du récit. Don Quichotte se dit désormais constamment victime d’enchantements qui lui font percevoir une réalité désolante (le monde tel qu’il est). Cette illusion dénonce le travail de l’imaginaire : il opère une compensation et corrige ce qui est perçu, en fonction de l’univers mental propre à chacun. Au chapitre 74, Don Quichotte, désabusé, s’adresse à Sancho et regrette de l’avoir entraîné dans sa folie ; significativement, Sancho conjure alors son maître de tenter à nouveau l’aventure de l’imaginaire, qui seule fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Don Quichotte, lui, se laisse mourir, car il n’a plus d’illusions ; l’illusion est donc un mal nécessaire qui apporte ses couleurs au réel et lui donne sens. Recourir à l’enchanteur est sans doute une folie dérisoire, mais permet au moins de vivre. De même, ce qui confère une valeur à l’esprit et à la personne de Don Quichotte, c’est bien sa prétendue « folie » : non seulement elle rappelle à chacun ce qu’exige de nous l’idéal, qui doit sans cesse guider nos pas malgré les démentis de la réalité, mais elle rend supportable cette existence en transformant ce qu’elle a de désespérant. Le chapitre ultime marque un retour à soi et à la prise de conscience de son identité : Don Quichotte reprend son vrai nom. Un long sommeil lui permet de recouvrer la raison : il en meurt.

Une construction cyclique et symétrique

Apparemment, Cervantès a eu recours dans la seconde partie à une structure cyclique analogue à celle de la première ; du village au village, reprise de l’errance avec un épisode central : le séjour chez le duc et la duchesse, qui deviendrait une sorte d’équivalent à ce que l’auberge avait été antérieurement. Soit:

• le séjour au village et les préparatifs du départ (1-7), qui prennent la place du récit de la première sortie. La sortie du village a lieu de nuit, comme pour mieux souligner la parenté qu’il y a entre cette aventure et le rêve;

• errance et rencontres (8-13) ; au milieu, les épisodes de la grotte de Montesinos (équivalent burlesque de la descente aux Enfers du héros épique) et du théâtre de Maître Pierre (ou : le problème de l’illusion théâtrale);

• le séjour chez le duc et la duchesse (30-57 et 69-70) : épisode central dominé par le triomphe de la théâtralité et de la mise en scène, les hôtes ayant souhaité faire en sorte que le réel ressemble aux rêves d’un Don Quichotte maintenant connu de tous grâce à Avellaneda. Par ce fait, c’est maintenant le monde qui se met à refléter les valeurs du héros. Qui est alors le plus digne ? Est-ce la noblesse courtoise de Don Quichotte ou bien l’oisiveté malicieuse — et parfois méchante — du duc et de la duchesse, partagés entre admiration et amusement à l’égard de leur victime?

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• errance et rencontres (58-72) ; ce second versant des aventures est nettement plus pessimiste : Don Quichotte ne connaît que des échecs et affronte le chevalier de Blanche Lune qui le vainc en combat singulier et le contraint à rentrer chez lui ; un épisode central : le séjour à Barcelone (62-65), avec triomphe populaire et visite de l’imprimerie;

• le retour au village et la mort (73-74).

La reprise du schéma en cinq parties cache une plus grande complexité, due à la présence de deux épisodes qui dominent la séquence (désormais à chaque fois scindée en deux) de l’errance : d’une part, la grotte de Montesinos, de l’autre le triomphe de Barcelone, qui prennent la place antérieurement réservée au monde de la pastorale. Cette dernière est toujours présente en tant que tentation, mais, désormais, la réflexion portera avant tout sur la littérature comme production (cf. la visite de l’imprimerie) d’une illusion (cf. le théâtre et son rôle, avec Maître Pierre ou durant le séjour chez le duc et la duchesse).

Une œuvre polysémique

Le succès de Don Quichotte, quoique immédiat, considérable et à l’échelle de l’Europe, se révèle à la limite du malentendu, puisqu’il repose sur une lecture univoque du livre : la parodie burlesque des romans de chevalerie dont raffole alors l’Europe. Il va de soi que Don Quichotte est un livre comique, voire bouffon, qui achève le mouvement de dérision et de détachement des valeurs médiévales (chevalerie et prouesse) déjà amorcé par la littérature italienne de la Renaissance. S’explique alors fort bien le reflux de cet engouement au XVIIIe siècle, un siècle qui ne peut goûter ce qui ressemble par trop à une « bouffonnerie », jugée au final assez grossière.

C’est aux romantiques que l’on doit ce mouvement de retour au Quichotte : ils soulignent en effet de manière préférentielle le conflit entre l’idéal et le réel, l’impossibilité de vivre selon ses aspirations et exigences et selon sa soif d’absolu dans un monde jugé si médiocre. Don Quichotte passe ainsi pour un grand incompris : à l’image de l’albatros baudelairien, il est le symbole de la conscience malheureuse et la personnalisation même de la solitude à laquelle est condamnée toute âme éprise d’idéal. Le rêveur égaré dans la littérature chevaleresque rejoint le bovarysme de ceux qui préfèrent les livres à l’expérience — décevante — de la vie quotidienne. Sans être fausse, cette lecture — comme toute lecture systématique de cette œuvre polysémique —est passablement réductrice.

Au XXe siècle, le structuralisme aide à restituer le roman dans son contexte épistémologique (cf. Michel Foucault, Les Mots et les choses, chapitre III). Le recours aux similitudes et aux analogies était un des modes de fonctionnement de la pensée au xvie siècle; or, « Don Quichotte n’est pas l’homme de l’extravagance, mais plutôt le pèlerin méticuleux qui fait étape devant toutes les marques de la similitude. Don Quichotte dessine le négatif du monde de la Renaissance ; l’écriture a cessé d’être la prose du monde ; les ressemblances et les signes ont cessé de nouer leur vieille entente ; les similitudes déçoivent, tournent à la vision et aux délires ; les choses demeurent obstinément dans leur identité ironique : elles ne sont plus que ce qu’elles sont […]. L’écriture et les choses ne se ressemblent plus […]. Les mots viennent de se refermer sur leur nature de signes ». Dès lors, Don Quichotte, ignorant cette mutation, va passer pour fou : « c’est celui qui s’est aliéné dans l’analogie. Il prend les choses pour ce qu’elles ne sont pas, et les gens les uns pour les autres ; il croit démasquer, il impose un masque […]. Il n’est le Différent que dans la mesure où il ne connaît pas la Différence ; il ne voit partout que ressemblances et signes de la ressemblance. »

Une telle réflexion permet de situer l’enjeu de l’œuvre de Cervantès : la nostalgie du monde de transparence idéale du Moyen Âge et de sa cohérence est interrogation sur la possibilité qu’a l’esprit de comprendre le monde. En même temps, on assiste à une remise en cause du statut de la littérature : cette dernière, comme la conscience individuelle, suscite un monde, le recrée et l’interprète. Que peut la littérature ? Le lecteur de Cervantès doit savoir mettre en parallèle l’aventure de l’imaginaire et l’aventure de l’écriture pour mieux découvrir l’extraordinaire laboratoire d’expérimentation du roman qu’est devenu le Quichotte aux yeux d’un lecteur du XXe siècle. Ce lecteur qui a suivi l’aventure du réalisme et la renaissance de la nouvelle au XIXe siècle, puis la mutation proustienne, où l’œuvre devient son propre sujet (le work in progress de Joyce). À la manière du récit picaresque, le parcours de Don Quichotte est une quête, qu’il faut lire comme métaphore de la découverte de soi. Dans les deux cas, il y a une constitution progressive du moi dans l’affrontement avec le monde. Dans le roman picaresque, cependant, il n’y a qu’une seule conscience en jeu ; ici, la conscience centrale est double, c’est celle du couple maître-valet. Le roman trouve sa forme dans la réunion-séparation de deux consciences qui interfèrent constamment l’une avec l’autre, au point de devenir indissociables, de complémentaires qu’elles étaient à l’origine. S’il y a histoire d’une conscience, paradoxalement, elle ne passe pas par l’emploi de la première personne, mais par la dialectique d’une confrontation permanente entre Don Quichotte et Sancho Pança.

Extrait : Don Quichotte (première partie, chapitre 8)

Le plus fameux et cocasse épisode de Don Quichotte est la charge héroïque du vieil hidalgo contre les moulins à vent. Cervantès, qui voulait « rendre détestables » au public les histoires absurdes des romans de chevalerie, y parvient au-delà de ses espérances. Mais l’intention satirique n’est pas exempte, avant même la seconde partie du roman, d’une réflexion humaine. Dans son aveuglement, Don Quichotte nous apparaît plus digne de pitié que réellement grotesque.

C’est alors qu’ils découvrirent dans la plaine trente ou quarante moulins à vent ; dès que don Quichotte les aperçut, il dit à son écuyer :

— La chance conduit nos affaires mieux que nous ne pourrions le souhaiter. Vois-tu là-bas, Sancho, cette bonne trentaine de géants démesurés ? Eh bien, je m’en vais les défier l’un après l’autre et leur ôter à tous la vie. Nous commencerons à nous enrichir avec leurs dépouilles, ce qui est de bonne guerre ; d’ailleurs, c’est servir Dieu que de débarrasser la face de la terre de cette ivraie.

— Des géants ? Où çà ?

— Là, devant toi, avec ces grands bras, dont certains mesurent presque deux lieux.

— Allons donc, monsieur, ce qu’on voit là-bas, ce ne sont pas des géants, mais des moulins ; et ce que vous prenez pour des bras, ce sont leurs ailes, qui font tourner la meule quand le vent les pousse.

— On voit bien que tu n’y connais rien en matière d’aventures. Ce sont des géants ; et si tu as peur, ôte-toi de là et dis une prière, le temps que j’engage avec eux un combat inégal et sans pitié.

Et aussitôt, il donna des éperons à Rossinante, sans se soucier des avertissements de Sancho, qui lui criait que ceux qu’il allait attaquer étaient bien des moulins et non des géants. Mais don Quichotte était tellement sûr de son fait qu’il n’entendait pas les cris de Sancho et que, même arrivé devant eux, il ne voyait pas qu’il se trompait.

— Ne fuyez pas, lâches et viles créatures, criait-il, c’est un seul chevalier qui vous attaque !

Sur ces entrefaites, un vent léger se leva, et les grandes ailes commencèrent à tourner. Ce que voyant, don Quichotte reprit :

— Vous aurez beau agiter plus de bras que n’en avait le géant Briarée, je saurai vous le faire payer !

Là-dessus, il se recommanda de tout son cœur à sa dame Dulcinée, la priant de le secourir en ce péril extrême. Puis, bien couvert de son écu, la lance en arrêt, il se précipita au grand galop de Rossinante et, chargeant le premier moulin qui se trouvait sur sa route, lui donna un coup de lance dans l’aile, laquelle, actionnée par un vent violent, brisa la lance, emportant après elle le cheval et le chevalier, qu’elle envoya rouler sans ménagement dans la poussière.

(Cervantès, Don Quichotte, trad. par Aline Schulman, Paris, Seuil, 1997)

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