Julien Gracq : Le Rivage des Syrtes (1951)
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Julien Gracq
Le Rivage des Syrtes (1951)
Sommaire
👤 Julien Gracq, né le 27 juillet 1910 à Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire) et mort le 22 décembre 2007 à Angers, est un écrivain français dont l’œuvre, très symbolique, vise à mener le lecteur dans un « éther romanesque » qui n’est autre que la projection du paysage intérieur des personnages… [Lire la suite de sa biographie]
Présentation
Le Rivage des Syrtes est un roman de Julien Gracq, commencé en 1947 et publié en 1951. Il sera récompensé la même année par le prix Goncourt, refusé par le lauréat. En effet, Gracq avait déjà dénoncé, dans son pamphlet La Littérature à l’estomac (1949, même éditeur), les compromissions commerciales du monde littéraire de cette époque.
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→ À lire aussi de Julien Gracq : Au château d’Argol (1938). – Un beau ténébreux (1945).
Le géographie Syrte
Dans Le Rivage des Syrtes, troisième roman de Julien Gracq, sont posées avec une acuité inégalée les questions qui gravitent autour de ses œuvres antérieures : celle en premier lieu de l’accord de l’espace et du temps dans un continuum tissé en un « canevas unifié », celle aussi de la connivence singulière de l’homme avec cet espace plein et « saturé » qui l’entoure et le révèle à lui-même. Les contrées gracquiennes exercent, par leur magie et leur tonalité mineure d’automne finissant, une puissante attraction sur les personnages qui s’y trouvent. Chargée des tensions de l’histoire, la géographie syrte est au cœur de l’intrigue dont elle constitue tout à la fois les ressorts et les véritables protagonistes du roman. Il semble même que les paysages ensommeillés du Rivage des Syrtes ne s’éveillent que sous le regard des personnages, qui eux-mêmes répondent à leur irrésistible appel. Aldo, le héros, dira ainsi de Vanessa, la femme aimée : « Je ne devais me rendre compte que bien plus tard de ce privilège qu’elle avait de se rendre immédiatement inséparable d’un paysage. »
Une seigneurie envoûtée
Officier, descendant d’une vieille famille du royaume, Aldo est envoyé dans une zone « en alarme », le rivage des Syrtes, province ignorée et en déclin aux confins du royaume d’Orsenna, pour observer le comportement des armées du Farghestan, pays avec lequel la Seigneurie d’Orsenna est officiellement en guerre. Mais il ne peut que s’enfoncer dans l’attente à laquelle s’abandonnent les habitants, car jamais l’ennemi ne passe à l’attaque ; tout est en sommeil et engourdi dans ce « Versailles océanique » aux « galeries moisies », dans ce « cimetière d’eaux mortes » hanté et que hantent des hommes et des femmes happés par un lent et torpide envoûtement.
Si la passion avec Vanessa trompe en partie l’attente, l’événement qui fera tout basculer ne vient pas d’une attaque de l’ennemi, mais du héros lui-même. S’avançant vers les côtes ennemies à bord du Redoutable, un navire de guerre, au mépris du règlement qui interdit formellement toute expédition sur la mer séparant les belligérants, Aldo voit apparaître, surgissant de la brume, non pas le peuple ennemi mais une île sur laquelle se dresse un volcan. Paysage là encore qui fait signe, miroir du héros qui lui permet de lever un coin du voile, celui de l’énigme de son aventure individuelle et de prendre conscience de son destin au cœur d’une histoire collective : le héros sait « pourquoi désormais le décor était planté ».
Magie des lieux et dérive onirique
Ainsi s’exprime l’alchimie particulière de l’écriture de Gracq, dont la précision vise à rendre sensible l’unité pressentie des lieux et des hommes et qui le conduit à évoquer la relation de l’homme à l’histoire à partir de la magie des lieux. En effet, comme le montrent aussi bien ses premiers romans, Au château d’Argol et Un beau ténébreux, que le roman inachevé La Route, et plus encore les longues nouvelles La Presqu’île et Les Eaux étroites, les lieux sont, dans l’œuvre de Julien Gracq, porteurs du mystère de l’existence. L’homme ne déchiffre pas son destin dans le fracas de l’histoire mais dans ses marges, dans ces moments où le long étirement du temps de l’attente se confond avec l’énigme d’un lieu.
Par son appel constant à la dérive onirique, qui vise à abolir la frontière séparant le rêve de la réalité pour mieux les fusionner, par son climat de désir et d’attente d’une « inquiétante étrangeté », par sa « petite » musique et son phrasé, Le Rivage des Syrtes est un ouvrage emblématique de l’œuvre de Gracq, dont la thématique — mais aussi et particulièrement la démarche d’écriture — est d’une certaine manière en marge du surréalisme, du romantisme allemand, de l’œuvre d’Edgar Allan Poe et de celle de Ernst Jünger.
Extrait : Le Rivage des Syrtes
Histoire du long endormissement de la Seigneurie d’Orsenna face au vide de la mer des Syrtes, d’où pourrait venir un hypothétique envahisseur, mais aussi histoire d’un amour rongé par l’attente et l’incertitude de l’avenir — celui d’Aldo pour Vanessa, tous deux de vieille famille orsenienne —, Le Rivage des Syrtes est un somptueux poème romanesque, nourri d’images qui donnent au décor, aux personnages et à l’intrigue une dimension d’irréalité. Au centre de l’œuvre, le sommeil de Vanessa en son palais entouré d’« eau mouvante » entraîne Aldo en un long rêve éveillé.
[…] Je ne me sentais jamais tout à fait seul avec Vanessa ; au contraire, couché contre elle, il me semblait parfois de mes doigts pendants au bord du lit dans ma fatigue défaite sentir glisser avec nous l’épanchement ininterrompu d’un courant rapide : elle m’emportait comme à Vezzano, elle mettait doucement en mouvement sur les eaux mortes ce palais lourd — ces après-midi de tendresse rapide et fiévreuse passaient comme emportés au fil d’un fleuve, plus silencieux et plus égal de ce qu’on perçoit déjà dans le lointain l’écroulement empanaché et final d’une cataracte. Parfois, à mon côté, je la regardais s’endormir, décollée insensiblement de moi comme d’une berge, et d’une respiration plus ample soudain prenant le large, et comme roulée par un flot de fatigue heureuse ; à ces instants elle n’était jamais nue, mais toujours, séparée de moi, ramenait le drap d’un geste frileux et rapide jusqu’à son cou — son épaule qui soulevait le drap, toute ruisselante de sa chevelure de noyée, semblait écarter d’elle l’imminence d’une masse énorme : la longue étendue solennelle du lit l’enfouissait, glissait avec elle de toute sa nappe silencieuse ; dressé sur un coude à côté d’elle, il me semblait que je regardais émerger de vague en vague entre deux eaux la dérive de cette tête alourdie, de plus en plus perdue et lointaine. Je jetais les yeux autour de moi, tout à coup frileux et seul sous ce jour cendreux de verrière triste qui flottait dans la pièce avec la réverbération du canal : il me semblait que le flux qui me portait venait de se retirer à sa laisse la plus basse, et que la pièce se vidait lentement par le trou noir de ce sommeil hanté de mauvais songes. Avec son impudeur hautaine et son insouciance princière, Vanessa laissait toujours battantes les hautes portes de sa chambre : dans le demi-jour qui retombait comme une cendre fine du rougeoiement de ces journées brèves, les membres défaits, le cœur lourd, je croyais sentir sur ma peau nue comme un souffle froid qui venait de cette enfilade de hautes pièces délabrées ; c’était comme si le tourbillon retombé d’un saccage nous eût oubliés là, terrés dans une encoignure, comme si mon oreille dressée malgré moi dans l’obscurité eût cherché à surprendre au loin, du fond de ce silence aux aguets de ville cernée, la rafale d’une chasse sauvage. […]
(Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, Librairie José Corti, 1951)
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