Charles-Augustin Sainte-Beuve

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Charles-Augustin Sainte-Beuve

1804-1869

Charles-Augustin Sainte-Beuve, né le 23 décembre 1804 à Boulogne-sur-Mer et mort le 13 octobre 1869 à Paris, est un écrivain français et auteur de nombreuses études qui ont marqué l’histoire de la critique littéraire.

Itinéraire

Sainte-Beuve photographié par Bertall dans les années 1860

Né à Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804, Charles-Augustin Sainte-Beuve suit à Paris des cours de rhétorique et de philosophie, puis entreprend des études de médecine qu’il ne termine pas. À l’âge de vingt ans, il devient journaliste au Globe, où il publie tout de suite des textes de critique littéraire. En 1827, il se lie avec Victor Hugo et entra dans le Cénacle, groupe constitué autour de Charles Nodier et qui est le berceau du mouvement romantique français. Dès l’année suivante, il publie son Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, qui oppose de façon polémique la floraison littéraire de la Renaissance, époque chérie des romantiques, à la littérature « glacée » du classicisme et qui permet notamment de remettre Pierre de Ronsard au goût du jour. Ce premier ouvrage est bientôt suivi d’un autre, mêlé de prose et de vers (Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, 1829) et d’un recueil de poésie (Les Consolations, 1830) qui ne connaît aucun succès. Devenu collaborateur régulier à la Revue des Deux Mondes, et déçu par l’échec de son roman autobiographique Volupté (1834), Sainte-Beuve décide de se consacrer exclusivement à la critique littéraire.

Il commence la publication d’une vaste étude sur les écrivains jansénistes (Histoire de Port-Royal, 1840-1859), suivie d’un essai sur Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire (1861), tout en continuant à écrire des articles, réunis dans la série des Critiques et portraits littéraires (1836-1839), dans les Causeries du lundi (1851-1862) puis dans les Nouveaux Lundis (1863-1870).

Professeur à Lausanne (1837-1838), à Liège (1848-1849), au Collège de France (1855) et enfin à l’École normale supérieure (1857-1861), il a été élu à l’Académie française le 14 mars 1844. Victor Hugo qui, dit-on, vote onze fois contre lui, le reçoit le 27 février 1845, et dans sa réponse, oublie de faire l’éloge du récipiendaire. Certains choix de l’Académie ont irrité Sainte-Beuve au point qu’il reprend en 1856 l’idée émise autrefois par l’Événement de Victor Hugo, d’une Académie du suffrage universel, et en 1862, il demande dans le Constitutionnel que l’Académie soit divisée en huit sections représentant chacune un genre de littérature. Cette proposition, approuvée par Le Siècle et L’Opinion nationale, et combattue par Le Temps, n’est pas acceptée.

Sainte-Beuve est aussi l’auteur d’une importante correspondance et de Carnets intimes (dont une anthologie a été publiée sous le titre Mes poisons, posthume, 1926).

Perspectives critiques

L’œuvre littéraire de Sainte-Beuve est méconnue : son roman Volupté représente pourtant un des meilleurs échantillons de la production du romantisme comme « école du désenchantement ». On trouve, en outre, dans ses poèmes des intuitions qui annoncent Charles Baudelaire et Paul Verlaine. Dans ces œuvres, l’auteur fait son autoportrait en jeune homme sous les traits du timide Joseph Delorme et du voluptueux repenti Amaury.

Sainte-Beuve critique est souvent tout aussi mal jugé que Sainte-Beuve poète. On lui reconnaît certes le mérite d’avoir fondé l’érudition littéraire positiviste et d’avoir inspiré Hippolyte Taine, puis le fondateur de la recherche en histoire littéraire, Gustave Lanson. Mais on lui reproche en contrepartie de s’être souvent trompé sur les qualités littéraires de ses contemporains, ce qui a pu faire penser que son approche critique se réduisait à une lecture érudite méconnaissant l’essence de la littérature.

Si le premier reproche est fondé, il ne doit pas faire oublier cependant les fulgurants jugements dont Sainte-Beuve est capable à propos de Victor Hugo (en particulier ceux, haineux et drôles, de ses Carnets) ou à propos de Chateaubriand (« vanité d’enfant sauvage », « nul n’a mené si bruyamment le deuil de sa jeunesse »).

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Quant au second reproche, il s’est imposé avec le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust : « Cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde de nous-même nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies. »

Sainte-Beuve s’était en effet proposé, dans ses Lundi, d’« étudier chaque être, c’est-à-dire chaque auteur, chaque talent, selon les conditions de sa nature » et ensuite de « le mettre à sa place dans l’ordre de l’art ». Mais avant cela, il avait su être le théoricien romantique de la « critique d’invasion ». Dans ses Carnets, il sait saisir mieux que personne, avec une intelligence amère, les jeux de l’institution littéraire, le fonctionnement des « groupes » dans le milieu des lettres, le passage des « générations » artistiques et la manière dont se construit l’image d’un auteur : pour qui s’intéresse à la sociologie de la culture, Sainte-Beuve peut, aujourd’hui encore, être un maître d’enchantement et de désenchantement.

Sainte-Beuve : Histoire de Port-Royal (extrait)

« Disciple soumis », comme il se présente lui-même, à la philosophie des solitaires de Port-Royal, Charles-Augustin Sainte-Beuve a consacré vingt ans de sa vie (1840-1859) à la rédaction d’une histoire du jansénisme. Ce mouvement de réforme religieux, qui se répand en France depuis 1640, trouve rapidement son centre spirituel à l’abbaye de Port-Royal, dirigée par la famille Arnauld. Les jansénistes, défenseurs de la prédestination, et donc opposants des jésuites, sont condamnés par Rome en 1653. Profitant de la querelle des libertés gallicanes, sujet de dispute entre papauté et royauté, le mouvement parvient à subsister malgré la sanction du pape. Néanmoins, en 1709, de nouvelles querelles conduisent à de nouvelles persécutions : Louis XIV donne l’ordre de détruire Port-Royal et de disperser ses religieuses.

→ À lire : Le jansénisme.

Le jansénisme selon Sainte-Beuve

La destruction des petites écoles, consommée en mars 1660, n’était que le signal : la persécution recommençait, et elle n’allait plus cesser durant les huit années qui suivirent. La formule de la profession de foi, ou, comme on disait, le formulaire qui avait été délibéré et dressé dans la dernière assemblée générale du clergé de 1657, et qui était depuis comme tombé en désuétude, fut repris et remis en vigueur par l’assemblée de 1660-1661. Cette dernière, qui se tenait d’abord à Pontoise, avait été transférée à Paris. Le lundi 13 décembre (1660) au matin, le jeune roi manda aux présidents, ou, comme nous dirions, au bureau de l’assemblée, de le venir trouver au Louvre chez le cardinal Mazarin, où il s’était rendu de bonne heure ; car il désirait que leur rapport pût être fait à l’assemblée dans la matinée même. « Il les attendit jusqu’à dix heures, dit un narrateur bien informé, ces présidents ne s’étant pas pressés de venir plus tôt, parce qu’ils ne croyaient pas qu’on voulût faire tant de diligence. Étant entrés dans la chambre, ils y trouvèrent plusieurs ministres d’État, qui, s’étant tous retirés, les laissèrent seuls avec le roi et le cardinal Mazarin, qui était au lit. Sa majesté leur parla avec assez de civilité, mais néanmoins d’un air qui témoignait quelque fierté affectée ; il leur dit que si M. le cardinal n’eût point été indisposé, il ne leur aurait pas donné la peine de venir, mais qu’il l’aurait prié de se transporter à l’assemblée pour leur faire savoir son intention, qui était d’exterminer entièrement le jansénisme et de mettre fin à cette affaire ; que trois raisons l’y obligeaient : la première, sa conscience ; la seconde, son honneur ; et la troisième, le bien de son État… ; qu’il les priait donc d’aviser aux moyens les plus propres pour vider entièrement cette affaire, et qu’il leur promettait de les aider pour l’exécution de ce qu’ils auraient résolu… » le cardinal prit ensuite la parole ; il dit que Dieu avait inspiré au roi cette résolution, et s’étendit sur tout ce qui s’était passé dans cette affaire, depuis le commencement, insistant plus au long sur les points que le roi avait touchés. Il parla près de cinq quarts d’heure, et le roi l’interrompit plus d’une fois pour témoigner l’affection avec laquelle il appuyait ses paroles. Après que le cardinal eut achevé, M. De Rouen (le président) répondit au roi que cette résolution n’était pas seulement celle d’un roi très-chrétien, mais d’un roi saint ; que le clergé répondrait aux intentions de sa majesté, et qu’il espérait que chacun se mettrait en peine de faire, de son côté, ce qui était de son devoir pour les suivre. Cet archevêque de Rouen était M. De Harlai De Champvalon, le futur archevêque de Paris, et l’homme qui servit le plus efficacement Louis XIV, pendant la plus grande partie de son règne, dans le gouvernement du clergé et dans sa politique ecclésiastique. Bossuet donnait les théories et les doctrines : M. De Harlai avait la connaissance pratique des hommes et du maniement des assemblées. Un historien janséniste, Dom Clémencet, citant quelques-unes des paroles de Louis XIV, adressées aux évêques, ajoute : « c’est ainsi qu’on faisait parler ce grand prince, dont on avait surpris la religion. » On n’avait pas surpris la religion de Louis XIV : elle s’était formée telle en lui dès l’enfance, et il parlait en cela selon son jugement et selon son cœur. « Ce jour-là même, 13 décembre, dit le narrateur janséniste déjà cité, M. le prince (le Grand Condé) étant venu rendre visite au cardinal Mazarin, son éminence lui fit récit de tout ce qui s’était passé le matin ; comment le roi avait parlé de lui-même aux présidents de l’assemblée, et sans avoir été inspiré ni de lui ni de la reine ; de sorte qu’il pouvait dire que sa majesté avait fait paraître sa capacité dans une occasion où les choses qu’il avait à dire, étant d’une matière purement ecclésiastique, semblaient le porter à se faire entendre par quelqu’un de ses ministres. » Quelle fut précisément la cause de cette recrudescence d’animosité, toute dirigée contre Port-Royal ? Une lettre du cardinal de Retz, archevêque de Paris, toujours en titre et toujours errant, courut alors et mécontenta la cour : le cardinal de Retz, qui, au fond, ne demandait pas mieux que de se démettre de son archevêché, marchandait pourtant afin d’avoir des conditions meilleures. Cette lettre qui courut en son nom, et qui maintenait son droit, fut attribuée pour la rédaction aux jansénistes et à M. Arnauld en particulier. Arnauld le niant, il faut l’en croire; elle n’est point de lui ; mais il paraît bien, d’après les mémoires de Joly, qu’elle sortait en effet de plumes jansénistes. Au reste, peu importeront désormais ces accusations de détail. On accusera, l’année d’après, Arnauld d’être l’auteur des écrits en beau style qui se publieront pour la défense de M. Fouquet ; on l’avait bien accusé autrefois d’entretenir une correspondance avec Cromwell. Il n’aura pas de peine à se justifier chaque fois de chacune de ces imputations mensongères qui se succèdent, mais l’habitude du soupçon restera toujours. À dire le vrai, ce n’est pas tel ou tel acte qu’on veut atteindre et incriminer, c’est la tendance janséniste elle-même qu’on veut anéantir, et les faits particuliers ne seront plus que l’occasion ou le prétexte. Pour répondre aux intentions formellement exprimées du roi et du cardinal Mazarin, les résolutions de l’assemblée de 1661 furent donc aussi rigoureuses qu’il se pouvait, et telles qu’on les jugea le plus propres à éteindre entièrement la secte, « à exterminer absolument et bannir bien loin de la France les dogmes de Jansénius. » On décida que le formulaire devrait être signé non-seulement de tous les ecclésiastiques, mais des religieux et religieuses, et même des principaux de collège, régents et maîtres d’école. Quinze jours après ces décisions prises, le cardinal Mazarin mourut (9 mars 1661): les jansénistes, s’ils crurent y gagner quelque chose, se trompèrent ; ils furent désormais poussés plus vivement, et n’eurent plus çà et là que des trêves. Louis XIV régnait. Bien loin, en effet, d’avoir besoin d’être inspiré ou excité par d’autres dans cette recherche qu’il faisait du jansénisme, Louis XIV, je l’ai dit, n’eut qu’à suivre ses propres impressions conçues de bonne heure et ses instincts de roi : « je m’appliquai, écrit-il en ses mémoires et instructions dressés pour son fils, à détruire le jansénisme, et à dissiper les communautés où se formait cet esprit de nouveauté, bien intentionnées peut-être, mais qui ignoraient ou voulaient ignorer les dangereuses suites qu’il pourrait avoir. » C’était le roi très-chrétien, c’était aussi purement et simplement le roi ayant le goût du pouvoir absolu, et de l’entière unité dans les choses de son royaume, qui pensait de la sorte. Il s’était accoutumé à voir dans le jansénisme une de ces productions suspectes, qui grandissent et se développent pendant les régences et sous les frondes, et qu’un bon régime abolit. Politiquement il n’en faisait pas grande différence d’avec le protestantisme : extirper l’un comme l’autre entrait dans son plan d’une monarchie bien ordonnée. On peut dire qu’à part un très-court intervalle de temps qui suivit la signature de la paix de l’Église, les jansénistes eurent toujours Louis XIV déclaré contre eux. À un seul moment, vers cette époque de 1669 où la plénitude de l’ambition et des plaisirs se rencontrait en lui, où il agitait de vastes projets de conquête, passait des La Vallière aux Montespan, et laissait jouer le tartufe, à ce moment qu’on peut dire le moins jésuitique, et même le moins ecclésiastique de son règne, ils parurent obtenir répit et grâce dans son esprit, mais ce ne fut qu’alors. La prévention, combinée à la pensée d’État, le reprit vite et alla croissant. La paix, dite de l’Église, c’est-à-dire la trêve accordée au parti, était rompue dans l’esprit de Louis XIV, bien avant la rupture de 1679. Passé cette heure, les jansénistes, et en particulier Port-Royal, ne traînèrent encore et n’échappèrent qu’à la faveur des divisions si longues entre le pape et le roi dans l’affaire de la régale et des libertés gallicanes ; mais, dès que Rome et Versailles tombèrent d’accord, ils furent écrasés. La signature du formulaire n’était si évidemment qu’un prétexte et un moyen, qu’avant même de la réclamer des religieuses de Port-Royal, on sévit provisoirement contre le monastère. En avril 1661, le lieutenant civil Daubray apporta l’ordre du roi de faire sortir, tant du couvent de Paris, que de celui des champs, les pensionnaires, les postulantes et les novices, avec défense d’en recevoir à l’avenir. Il y a de la sortie de ces jeunes filles de grands récits pathétiques, écrits par les religieuses mêmes, et reproduits par les historiens ; on a la liste de leurs noms, on a presque le dénombrement de leurs sanglots. Il est des douleurs domestiques qu’on ne devrait pas ainsi étaler dans le détail, sous peine de provoquer le sourire des moqueurs, ou même l’impatience des mâles esprits.

Charles-Augustin Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal, reproduction de l’édition de 1860, Paris, INALF, 1961.

Sainte-Beuve : « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 » (extrait)

Sainte-Beuve, éminent critique du XIXe siècle, donne dans cet article paru dans Le Constitutionnel (21-22 juillet 1862), puis plus tard intégré au recueil des Nouveaux Lundis, les principes directeurs de sa méthode. Selon lui, l’œuvre littéraire ne peut être bien comprise que si on la met en rapport avec la psychologie, la morale et les mœurs de son auteur. Il lui refuse donc toute autonomie esthétique, fondant ses jugements sur des critères certes éclairants mais qui débouchent sur une classification des esprits plus que sur une mise en lumière de qualités d’écriture.

La littérature, la production littéraire, n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation : je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit. L’étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l’étude morale.

Avec les Anciens, on n’a pas les moyens suffisants d’observation. Revenir à l’homme, l’œuvre à la main, est impossible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens, avec ceux dont nous n’avons la statue qu’à demi brisée. On est donc réduit à commenter l’œuvre, à l’admirer, à rêver l’auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé ; c’est tout ce que permet l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des cas, nous sépare des grands hommes de l’Antiquité. Saluons-les d’un rivage à l’autre.

Avec les Modernes, c’est tout différent ; et la critique, qui règle sa méthode sur les moyens, a ici d’autres devoirs. Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner.

L’observation morale des caractères en est encore au détail, aux éléments, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces : Théophraste et La Bruyère ne vont pas au-delà. Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprits et leurs principales divisions seront déterminées et connues. Alors le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres1️⃣. Pour l’homme, sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons possibles2️⃣. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste ; elle en est aujourd’hui au point où la botanique en était avant Jussieu, et l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, nous amassons des observations de détail ; mais j’entrevois des liens, des rapports, et un esprit plus étendu, plus lumineux, et resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprits.

Mais même, quand la science des esprits serait organisée comme on peut de loin le concevoir, elle serait toujours si délicate et si mobile qu’elle n’existerait que pour ceux qui ont une vocation naturelle et un talent d’observer : ce serait toujours un art qui demanderait un artiste habile, comme la médecine exige le tact médical dans celui qui l’exerce, comme la philosophie devrait exiger le tact philosophique chez ceux qui se prétendent philosophes, comme la poésie ne veut être touchée que par un poète.

[…] On ne saurait s’y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits : — Que pensait-il en religion ? — Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? — Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? sur l’article de l’argent ? — Était-il riche, était-il pauvre ? — Quel était son régime, quel était sa manière journalière de vivre ? etc. — Enfin, quel était son vice ou son faible ? Tout homme en a un. Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout.

Très souvent un auteur, en écrivant, se jette dans l’excès ou dans l’affectation opposé à son vice, à son penchant secret, pour le dissimuler et le couvrir ; c’en est encore là un effet sensible et reconnaissable, quoique indirect et masqué. Il est trop aisé de prendre le contre-pied en toute chose : on ne fait que retourner son défaut. Rien ne ressemble à un creux comme une bouffissure.

Quoi de plus ordinaire en public que la profession et l’affiche de tous les sentiments nobles, généreux, élevés, désintéressés, chrétiens, philanthropiques ? Est-ce à dire que je vais prendre au pied de la lettre et louer pour leur générosité, comme je vois qu’on le fait tous les jours, les plumes de cygnes ou les langues dorées qui me prodiguent et me versent ces merveilles morales et sonores ? J’écoute, et je ne suis pas ému. Je ne sais quel faste ou quelle froideur m’avertit ; la sincérité ne se fait pas sentir. Ils ont des talents royaux, j’en conviens ; mais là-dessous, au lieu de ces âmes pleines et entières comme les voudrait Montaigne, est-ce ma faute si j’entends raisonner des âmes vaines ? — Vous le savez bien, vous qui, en écrivant, dites poliment le contraire ; et quand nous causons d’eux entre nous, vous en pensez tout comme moi.

On n’évite pas certains mots dans une définition exacte des esprits et des talents ; on peut tourner autour, vouloir éluder, périphraser, les mots qu’on chassait et qui nomment reviennent toujours. Tel, quoi qu’il fasse d’excellent ou de spécieux en divers genres, est et restera toujours un rhéteur. Tel, quoi qu’il veuille conquérir ou peindre, gardera toujours de la chaire, de l’école et du professeur. Tel autre, poète, historien, orateur, quelque forme brillante ou enchantée qu’il revête, ne sera jamais que ce que la nature l’a fait en le créant, un improvisateur de génie. Ces appellations vraies et nécessaires, ces qualifications décisives ne sont cependant pas toujours si aisées à trouver, et bien souvent elles ne se présentent d’elles-mêmes qu’à un moment plus ou moins avancé de l’étude. Chateaubriand s’est défini un jour à mes yeux « un épicurien qui avait l’imagination catholique », et je ne crois pas m’être trompé. Tâchons de trouver ce nom caractéristique d’un chacun et qu’il porte gravé moitié au front, moitié au-dedans du cœur, mais ne nous hâtons pas de le lui donner.

De même qu’on peut changer d’opinion bien des fois dans sa vie, mais qu’on garde son caractère, de même on peut changer de genre sans modifier essentiellement sa manière. La plupart des talents n’ont qu’un seul et même procédé qu’ils ne font que transposer, en changeant de sujet et même de genre. Les esprits supérieurs ont plutôt un cachet qui se marque à un coin ; chez les autres, c’est tout un moule qui s’applique indifféremment et se répète.

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1️⃣ « Il y a dans les caractères une certaine nécessité, certains rapports qui font que tel trait principal entraîne tels traits secondaires. » Goethe (Conversations d’Eckermann).

2️⃣ « On trouve de tout dans ce monde, et la vérité des combinaisons est inépuisable. » Grimm (Correspondance littéraire).

(Charles-Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, 1863-1870)

📽 15 citations choisies de Charles-Augustin Sainte-Beuve
  • Le plus souvent, nous ne jugeons pas les autres, mais nous jugeons nos propres facultés dans les autres. (Les Cahiers de Sainte-Beuve, 1876)
  • La nature veut qu’on jouisse de la vie le plus possible, et qu’on meure sans y penser. (Les Cahiers de Sainte-Beuve, 1876)
  • L’injustice est une mère qui n’est jamais stérile et qui produit des enfants dignes d’elle. (Les Cahiers de Sainte-Beuve, 1876)
  • Il faut écrire le plus possible comme on parle et ne pas trop parler comme on écrit. (Les Cahiers de Sainte-Beuve, 1876)
  • Dis-moi qui t’admire et je te dirai qui tu es. (Causeries du lundi, 1851-1862)
  • Ceux qui ont le don de la parole et qui sont orateurs ont en main un grand instrument de charlatanisme : heureux s’ils n’en abusent pas.  (Causeries du lundi, 1851-1862)
  • Mieux vaut lire un homme que dix livres. (Causeries du lundi, 1851-1862)
  • Tâcher de se guérir intimement, c’est déjà songer aux autres, c’est déjà leur faire du bien. (Les Consolations, 1830)
  • Tâchons de trouver ce nom caractéristique d’un chacun, et qu’il porte gravé moitié au front, moitié au-dedans du cœur. (Nouveaux lundis, 1863-1870)
  • Le mauvais goût mène au crime. (Nouveaux lundis, 1863-1870)
  • Réduire l’art à une question de « forme », c’est le rapetisser et le rétrécir outre mesure. (Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, 1829)
  • Le désespoir, lui-même, pour peu qu’il se prolonge, devient une sorte d’asile dans lequel on peut s’asseoir et reposer. (Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, 1829)
  • Gardons-nous de l’ironie en jugeant. De toutes les dispositions de l’esprit, l’ironie est la moins intelligente. (Mes poisons, 1926)
  • Le sourire est le signe le plus délicat et le plus sensible de la distinction et de la qualité de l’esprit. (Mes poisons, 1926)
  • C’est de ne pas mépriser assez certaines gens que de dire tout haut qu’on les méprise. Le silence seul est le souverain mépris. (Mes poisons, 1926)
  • Il se trouve dans les trois quarts des hommes, comme un poète qui meurt jeune, tandis que l’homme survit. (Critiques et portraits littéraires, 1836-1839)

Autres citations de Sainte-Beuve.

Bibliographie
Poésie
  • Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1829)
  • Les Consolations (1830)
  • Pensées d’août (1837)
  • Livre d’amour (1843)
  • Poésies complètes (1863)
Romans et nouvelles
  • Volupté (1834)
  • Madame de Pontivy (1839)
  • Christel (1839)
  • Le Clou d’or (1881)
  • La Pendule (1880)
Critique
  • Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle (1828), 2 volumes
  • Port-Royal (1840-1859), 5 volumes
  • Portraits littéraires (1844 et 1876-78), 3 volumes
  • Portraits contemporains (1846 et 1869-71), 5 volumes
  • Portraits de femmes (1844 et 1870)
  • Les Lundis
    • Causeries du lundi (1851-1862), 16 volumes
    • Nouveaux lundis (1863-1870), 13 volumes
    • Premiers lundis (1874-75), 3 volumes
  • Étude sur Virgile (1857)
  • Chateaubriand et son groupe littéraire (1860), 2 volumes
  • Le Général Jomini (1869)
  • Madame Desbordes-Valmore : sa vie et sa correspondance (1870)
  • M. de Talleyrand (1870)
  • P.-J. Proudhon (1872)
  • Chroniques parisiennes (1843-1845 et 1876)
  • Les Cahiers de Sainte-Beuve (1876)
  • Portraits allemands (1923) – Extraits des Causeries du lundi et Premiers lundis
  • Mes poisons (1926) : carnet secret édité à titre posthume
Correspondance
  • Lettres à la princesse (Mathilde), 1873
  • Correspondance (1877-78), 2 volumes
  • Nouvelle correspondance (1880)
  • Lettres à Collombet (1903)
  • Correspondance avec M. et Mme Juste Olivier (1904)
  • Lettres à Charles Labitte (1912)
  • Lettres à deux amies (1948)
  • Lettres à George Sand
  • Lettres à Adèle Couriard
  • Correspondance générale, 19 volumes
Biographie
  • Le général Jomini, étude, Paris 1869

Articles connexes

Suggestion de livres


Causeries du lundi

Portraits de femmes

Volupté

Portraits littéraires (tome 1)
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