Sophocle : Ajax

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Ajax

– Sophocle –

Introduction

Sophocle. Dessin d'après un buste du Musée du Vatican et gravé par Ambroise Tardieu, 1825.📖 Ajax est une tragédie de Sophocle, écrite entre 451 et 444 av. J.-C. Cette pièce intemporelle offre une méditation profonde sur les conséquences dévastatrices de l’orgueil démesuré et de la vengeance.

La légende d’Ajax, fils de Télamon, se rattache à la guerre de Troie telle qu’elle est racontée par Homère et par les épopées du cycle post-homérique (Ethiopide, Petite Iliade). Après le poète Pindare (Néméennes, VIII), Eschyle s’en était inspiré, dans une trilogie perdue.

La date de l’Ajax de Sophocle est incertaine. Il est admis que cette tragédie, la plus ancienne conservée de l’auteur, a été écrite dans les trente années qui encadrent le milieu du Ve siècle av. J.-C. Selon la tradition, les armes d’Achille, après sa mort, devaient revenir au héros grec le plus méritant. Or, à la faveur d’intrigues ou d’un mode de désignation peu conforme, ce prix a été remis à Ulysse, au détriment du plus valeureux après Achille, Ajax. Aussi le glorieux héros, furieux, décide-t-il de massacrer les chefs grecs qui l’ont ainsi frustré. Alors qu’il s’apprête à exécuter son projet, la déesse Athéna le frappe de folie : croyant tuer les chefs grecs, il s’attaque au bétail qu’ils ont amassé en butin.

La scène a lieu dans le camp grec, au point du jour. Athéna confirme à Ulysse qu’Ajax est le meurtrier des troupeaux et le fait témoin d’une scène d’égarement où Ajax prétend punir et humilier les chefs grecs (prologue). Revenu à la raison, Ajax découvre le ridicule de son acte. Frustré d’une distinction, joué par Athéna qui a infligé à son orgueil la punition divine de la folie et hanté par le souvenir d’un père qui a reçu jadis, à Troie même, le prix de la vaillance, Ajax exprime son désir de s’anéantir plutôt que de vivre dans la honte. Aidée par le chœur, sa compagne Tecmesse, cherchant à le dissuader de commettre l’irréparable (premier épisode), est rassurée par un discours dans lequel Ajax semble renoncer à son projet (deuxième épisode). Le guerrier s’éloigne alors, tout seul, au bord de la mer, et, après un adieu au monde, se suicide (troisième épisode). Alerté, son frère Teucros arrive trop tard et brave les Atrides qui entendent refuser à Ajax le droit de sépulture (quatrième épisode et exodos). Ulysse parvient in fine à persuader Agamemnon de reconnaître le droit de leur ennemi au tombeau.

→ Biographie de Sophocle. – Électre. – Œdipe roi. – Œdipe à Colone. – Histoire et règles de la tragédie.

Personnages principaux

Dans la tragédie d’Ajax écrite par Sophocle, les personnages principaux sont les suivants :

Ajax : Le héros grec de la guerre de Troie. Il est un guerrier exceptionnel et l’un des principaux leaders des Grecs pendant la guerre. La pièce se concentre sur ses luttes mentales et émotionnelles après avoir été humilié et déshonoré.

Tecmesse : La femme d’Ajax. Elle est un personnage compatissant et attentionné, souvent préoccupée par le bien-être d’Ajax malgré ses erreurs.

Télamon : Le père d’Ajax. Il est mentionné dans la pièce, bien qu’il n’apparaisse pas directement sur scène.

Ulysse (ou Odysseus) : Le célèbre héros grec, un stratège rusé, et un personnage important dans la tragédie. Il est souvent en conflit avec Ajax et est impliqué dans l’humiliation d’Ajax.

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Athéna : La déesse grecque de la sagesse et de la guerre. Elle joue un rôle crucial dans le dénouement de la pièce, prenant position dans le conflit entre Ajax et Ulysse.

Chœur : Le chœur est composé de soldats grecs qui commentent l’action de la pièce, réfléchissant sur les événements et exprimant des opinions sur les personnages et leurs actions.

Ces personnages interagissent dans le drame complexe d’Ajax, explorant des thèmes tels que l’honneur, la dignité, la honte et la vengeance. La pièce met en lumière le conflit intérieur d’Ajax et examine les conséquences tragiques de sa fierté blessée.

L’hybris (l’orgueil)

Une des morales de cette pièce est donnée dès le prologue par Athéna : l’instabilité des choses humaines, par opposition aux divines. Athéna se sert d’Ajax pour démontrer à son protégé Ulysse cette loi de la fragilité de la condition humaine qui fait de l’homme un rien. Alors qu’Ajax est tout tendu vers l’absolu, la déesse, partiale et ironique, affirme la radicale différence entre l’homme et la divinité. Ajax se veut héros absolu, c’est-à-dire d’une grandeur autonome par rapport aux hommes et aux dieux. Avant le départ de l’expédition, confiant, il affirmait n’avoir pas besoin des dieux pour ramener une gloire certaine, et plus tard, au combat, il renvoie Athéna, venue l’aider, lui intimant de secourir d’autres guerriers plus faibles (vers 762 et suivants). Cet orgueil coupable aux yeux d’Athéna la pousse à le châtier par la folie infamante et le ridicule (contraire au héros) d’un combat contre du bétail.

La solitude du héros

Or la conscience de sa grandeur et la fidélité à ses principes ne lui permettent ni de se réconcilier avec ses ennemis, lâches, retors ou « sages », ni de vivre sous le rire social (volonté d’absoluité par rapport aux hommes). Sensible à la prière des siens qui lui demandent de sauvegarder sa vie au nom de l’amour, du foyer et des parents, il n’en rejette pas moins cette solution opposée à son éthique héroïque. Refusant d’être le rien instable du prologue, il meurt seul, loin de tous, dans le sublime de sa grandeur. La mort d’Ajax est ainsi liée non seulement à une fatalité divine, mais à son caractère (Lesky).

La gloire : le mérite et le sacre 

La confiscation post-mortem du droit de sépulture d’Ajax par les Atrides remet en cause son kléos (la démesure, la grandeur orgueilleuse qui l’entraîne à se comparer aux dieux), donc son statut de héros, puisqu’elle équivaut à lui jeter l’opprobre, à lui refuser la gloire héroïque nécessairement liée à la mémoire sociale dont le tombeau est le signe (sêma). Par ironie du sort, c’est Ulysse, qui, en défendant le droit de sépulture de son ennemi, réhabilite son kléos mérité. Le prolongement (critiqué) du drame après la mort d’Ajax par cette « seconde action » permet de montrer que, loin de maîtriser les événements, l’homme les subit (Reinhardt), et engage une réflexion sur le temps, les lois, la société.

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Interprétation éthique et sociologique

Les commentateurs ont relevé dans le caractère d’Ajax, homme archaïque, une mégalomanie (Winnington Ingram), une fierté monstrueuse et peu généreuse, par rapport à Ulysse (Kitto) qui représenterait l’homme classique, modeste. L’ambivalence du troisième discours d’Ajax (vers 646 et suivants) lu comme une conversion (Bowra), un mensonge partiel (Stanford Machin), ou le signe d’une compréhension (sans adhésion) des lois du monde par Ajax (Reinhardt), signifierait que le héros passe à l’école d’Ulysse en manipulant le langage (Vernant, Segle).

Adaptations et réinterprétations

La tragédie d’Ajax de Sophocle a été interprétée et adaptée à travers les siècles dans diverses formes artistiques, y compris le théâtre, le cinéma, la littérature et l’art. Voici quelques exemples notables d’interprétations et d’adaptations :

Théâtre : De nombreuses productions théâtrales contemporaines ont revisité la tragédie d’Ajax en mettant en lumière ses thèmes intemporels de l’honneur, de la fierté et de la honte. Ces adaptations peuvent varier dans leur interprétation de l’histoire et des personnages.
– En 1972, le dramaturge britannique John Fowles a adapté Ajax en une pièce intitulée The Tragedy of Ajax, offrant une perspective moderne sur le personnage d’Ajax et sa lutte avec l’honneur et la honte.
– En 2007, le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski a créé une adaptation de la tragédie d’Ajax, mettant en avant les troubles psychologiques du personnage principal dans une production théâtrale innovante.

Littérature : Certains écrivains ont revisité l’histoire d’Ajax dans leurs œuvres littéraires, en mettant l’accent sur différents aspects de son personnage et de sa tragédie. Ces adaptations peuvent prendre la forme de romans, de poèmes ou d’autres formes littéraires.
– Le roman Ransom (2009) de l’écrivain australien David Malouf réinterprète l’histoire d’Ajax et d’Hector de Troie, offrant une perspective humaine et empathique sur ces héros mythiques.
– La poétesse américaine Anne Carson a écrit un recueil intitulé Autobiography of Red (1998) qui s’inspire des personnages de la mythologie grecque, y compris Ajax, et explore leur humanité à travers la poésie.

Cinéma et télévision : Bien que moins fréquente que d’autres tragédies grecques, l’histoire d’Ajax a été adaptée dans des films et des séries télévisées, avec des interprétations variées du personnage et de l’intrigue.
– Bien que moins fréquent, certains films et séries télévisées ont exploré les thèmes d’Ajax. Par exemple, le film Ulysses’ Gaze (1995) du réalisateur grec Theo Angelopoulos s’inspire de la mythologie grecque, et bien qu’il ne se concentre pas spécifiquement sur Ajax, il traite des thèmes liés à la tragédie grecque.

Arts visuels : Des artistes visuels ont également trouvé l’inspiration dans l’histoire d’Ajax, créant des œuvres d’art basées sur les thèmes de la tragédie, notamment des peintures, des sculptures et des illustrations.
– Des artistes contemporains tels que Cy Twombly ont créé des œuvres d’art inspirées de la tragédie d’Ajax. Les peintures de Twombly, souvent caractérisées par des lignes gestuelles et des mots griffonnés, reflètent l’intensité émotionnelle du personnage d’Ajax.

Ces adaptations et interprétations témoignent de la richesse et de la complexité de l’œuvre originale de Sophocle, qui continue d’inspirer les artistes et le public à travers le monde. Chaque adaptation offre une perspective unique sur l’histoire d’Ajax et ajoute de nouvelles couches de compréhension aux thèmes universels explorés dans la tragédie.

Extrait : Ajax

C’est l’honneur qui guide Ajax, soldat par vocation. Le vote pour l’attribution des armes d’Achille, qui a eu lieu en présence d’Athéna, a favorisé Ulysse. Ajax, lucide et volontaire dans sa détresse, mûrit sa vengeance. L’esprit troublé par la déesse, croyant livrer bataille contre les soldats d’Ulysse, il massacre leurs troupeaux. Athéna protège les Atrides et Ulysse, en même temps qu’elle défend l’honneur des dieux en châtiant la démesure. Ce second affront accule le héros à un désespoir sans autre issue que le suicide.

Le Chœur sort derrière Tecmesse. Le lieu de la scène change. Un pré au bord de la mer, coupé seulement de quelques buissons. Ajax vient de planter son épée dans le sol, la pointe en l’air.

Ajax. — Le couteau du sacrifice est donc là dressé, de manière à trancher au mieux — si l’on peut s’accorder encore le loisir de tout calculer. Il est le don du plus détesté de mes hôtes, du plus odieux à ma vue, Hector. Et il est enfoncé dans un sol ennemi, dans le sol de Troade, fraîchement aiguisé à la pierre qui ronge le fer. Je l’ai planté en outre avec le plus grand soin, afin qu’il ait la complaisance de me faire mourir au plus vite. Ainsi pour moi, je suis prêt. — Et maintenant c’est toi, Zeus, toi le premier, comme il est juste, dont je réclame le secours ; Je ne te demanderai pas une bien grande faveur. Fais-moi la grâce seulement de dépêcher à Teucros un messager porteur de la triste nouvelle, pour qu’il soit le premier à relever mon corps transpercé de ce fer sanglant. Il ne faut pas que, mes ennemis l’ayant aperçu avant lui, je sois jeté aux chiens et aux oiseaux. C’est là, Zeus, c’est là tout ce que j’attends de toi. Mais, en même temps, j’invoque Hermès Infernal, le guide des morts. Qu’il m’endorme doucement et que ce soit d’un saut facile et prompt que j’aille déchirer mon flanc à cette épée. Et j’invoque encore, pour qu’elles m’assistent, les Vierges éternelles qui éternellement observent les forfaits des hommes, les Érinyes sévères aux jarrets rapides. Qu’elles sachent comment je succombe, malheureux, sous les fils d’Atrée, et qu’elles les saisissent, eux aussi, à leur tour, pour les faire périr, périr tout entiers, misérables, misérablement ; et, de même qu’elles me voient verser ici mon propre sang, que de même donc ils périssent sous les coups des plus proches des leurs, qui ainsi à leur tour verseront leur propre sang. Allez ! Érinyes, promptes vengeresses, allez, mettez-vous au festin, n’épargnez pas leur peuple, leur peuple tout entier. Et toi, qui vas menant ton char dans les hauteurs du firmament, Soleil, quand tu verras la terre de mes pères, retiens tes rênes plaquées d’or pour annoncer mes malheurs et ma fin à mon vieux père et à ma pauvre mère. Ah ! quand la malheureuse apprendra la nouvelle, c’est un long sanglot que sans doute elle poussera par toute la ville !… Mais à quoi bon se lamenter pour rien ? Il faut se mettre à la besogne au contraire, et vivement. Ô Mort, ô Mort, voici l’heure, viens, jette un regard sur moi. Mais toi du moins, là-bas, je pourrai te parler encore, tu seras toujours près de moi. Tandis que toi, clarté de ce jour radieux, et toi, Soleil sur ton char, je vous salue ici pour la dernière fois, et jamais plus ne le ferai. Lumière ! Sol sacré de ma terre natale, Salamine, qui sers d’assise au foyer de mes aïeux ! Illustre Athènes avec ton peuple frère ! Et vous, sources et fleuves que j’ai là sous les yeux, plaines de Troade, tous ensemble, je vous salue ici : adieu, vous qui m’avez nourri ! Voilà le dernier mot que vous adresse Ajax. Désormais c’est à ceux d’en bas dans l’Enfer que je parlerai.

Il se jette sur son épée. Mais un buisson dérobe son cadavre à la vue du Chœur, qui entre à ce moment dans l’orchestre.

(Sophocle, Ajax, trad. par Paul Mazon, in Sophocle, tome II, Paris, Les Belles Lettres, 1994)

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