Sophocle

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Sophocle

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Présentation

Sophocle, né vers 497 av. J.-C. à Athènes et mort en 406 av. J.-C., est l’un des trois grands poètes tragiques grecs, avec Eschyle et Euripide. Il est l’un des dramaturges grecs les plus célèbres de l’Antiquité. Il est surtout connu pour ses tragédies, dont les plus célèbres sont Œdipe roi et Antigone. Sophocle a joué un rôle clé dans le développement de la tragédie grecque classique, caractérisée par ses personnages héroïques, ses dilemmes moraux complexes et ses réflexions profondes sur la nature humaine. Son influence sur le théâtre et la littérature perdure encore aujourd’hui.

→ À lire : Œdipe roi. – Électre. – Ajax. – Histoire et règles de la tragédie. – Le théâtre : repères historiques.

Sophocle. Dessin d'après un buste du Musée du Vatican et gravé par Ambroise Tardieu, 1825.Vie

Sophocle est né en 496 av. J.-C. à Colone (aujourd’hui partie d’Athènes), fils de Sophillos, qui aurait été un riche armurier. Il reçoit la meilleure éducation possible, traditionnelle et aristocratique. Jeune homme, il est choisi pour diriger le chœur de jeunes gens qui célèbre la victoire navale de Salamine en 480 av. J.-C.

En 468 av. J.-C., à l’âge de vingt-huit ans, il gagne un concours dramatique où il détrône Eschyle, dont la supériorité n’avait pas été menacée depuis longtemps. En 441 av. J.-C., il est à son tour vaincu dans l’un des concours dramatiques d’Athènes, par Euripide. À partir de 468 av. J.-C., cependant, Sophocle remporte le premier prix une vingtaine de fois et plusieurs fois le deuxième prix. Sa vie, qui s’achève à l’âge de 90 ans, coïncide avec l’âge d’or d’Athènes.

Sophocle compte parmi ses amis l’historien Hérodote, et fréquente Périclès, l’homme d’État. Il ne s’implique pas dans la politique et n’a pas d’inclination pour les activités militaires, mais les Athéniens l’élisent par deux fois à de hautes fonctions militaires.

Œuvre

De son immense production littéraire (cent vingt-trois titres connus des Anciens, seules sept tragédies complètes nous sont parvenues : Les Trachiniennes, Antigone, Ajax, Œdipe roi, Électre, Philoctète et Œdipe à Colone. Pour le reste, on possède des milliers de fragments allant de un ou deux mots à quelques vers, et la moitié d’un drame satyrique, Les Limiers, découvert au XXe siècle sur un papyrus égyptien. Parmi les tragédies qui ont survécu, la plus ancienne serait Ajax (entre 451 et 444 av. J.-C.). Suivent certainement Antigone et les Trachiniennes (après 441 av. J.-C.). Œdipe roi et Électre datent de 430 à 415 av. J.-C. On sait que Philoctète date de 409 av. J.-C.

Œdipe roi
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L’intrigue

Œdipe explique l'énigme du sphinx, d'Ingres, 1827. Paris, Musée du Louvre.

Œdipe roi est l’une des tragédies grecques les plus célèbres écrites par Sophocle. L’histoire se déroule à Thèbes et met en scène Œdipe, le roi de la ville. La pièce commence par la ville de Thèbes étant frappée par une peste dévastatrice. Œdipe, le roi, cherche désespérément à découvrir la cause de la peste et à trouver un remède pour sauver son peuple.

Au fur et à mesure de l’intrigue, Œdipe découvre des indices qui le conduisent à réaliser que lui-même est la cause de la malédiction. Il découvre que, sans le savoir, il a tué son propre père, le roi Laïos, et a épousé sa propre mère, Jocaste, accomplissant ainsi involontairement une prophétie maléfique. Cette révélation choquante entraîne un profond désespoir chez Œdipe, qui finit par se crever les yeux en signe de punition et d’expiation de ses péchés.

La pièce explore des thèmes complexes tels que le destin, la prédestination, la culpabilité, la connaissance de soi et les limites de la volonté humaine. Œdipe roi est considéré comme un chef-d’œuvre de la tragédie grecque et continue d’influencer la littérature et la philosophie à travers les siècles.

→ À lire : Sophocle : Œdipe roi. – Électre. – Ajax.

Adaptations et interprétations

L’histoire d’Œdipe roi écrite par Sophocle a été adaptée et interprétée par de nombreux artistes, dramaturges et cinéastes au fil des siècles. Parmi les adaptations notables, on peut citer :

▪ Sigmund Freud : Le célèbre psychanalyste a utilisé le mythe d’Œdipe comme base pour ses théories sur l’inconscient et l’Œdipe, un complexe psychosexuel.

Jean Cocteau : Le dramaturge français a écrit une pièce intitulée La Machine infernale en 1934, qui est une réinterprétation du mythe d’Œdipe.

▪ Pier Paolo Pasolini : Le réalisateur italien a adapté l’histoire d’Œdipe dans son film Œdipe roi en 1967.

▪ Seneca : Le dramaturge romain a également écrit une tragédie intitulée Œdipe basée sur le mythe grec.

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Jean Anouilh : Le dramaturge français a écrit une pièce intitulée Œdipe en 1944, qui est une réinterprétation moderne du mythe classique.

▪ Sophocles Papavasilopoulos : Le réalisateur grec a réalisé un film intitulé Œdipus Rex en 1957.

Ces adaptations sont seulement quelques exemples parmi de nombreuses autres interprétations artistiques du mythe d’Œdipe. Chaque artiste met souvent en avant des aspects différents du récit, offrant ainsi une diversité d’interprétations à travers les disciplines artistiques.

Antigone
L’intrigue

Antigone est une tragédie grecque écrite par Sophocle vers 441 av. J.-C. L’histoire se déroule à Thèbes, une cité grecque, après une guerre fratricide entre deux frères, Étéocle et Polynice, pour le trône de la ville. Les deux frères sont tués au combat, mais Créon, le nouveau roi de Thèbes et l’oncle d’Antigone, décide d’enterrer dignement Étéocle, le frère qui s’est battu pour Thèbes, tout en laissant le corps de Polynice pourrir dehors, car il était considéré comme un traître.

Antigone, sœur de Polynice et Étéocle, s’oppose à l’ordre de Créon. Elle croit en des loyautés familiales et divines supérieures aux lois humaines. Malgré l’interdiction de Créon, Antigone enterre secrètement Polynice. L’intrigue tourne autour du conflit moral entre les loyautés familiales, les lois de la cité et les lois divines, ainsi que les conséquences tragiques de ces choix.

La pièce explore des thèmes universels tels que la justice, l’obéissance à la loi, la loyauté familiale, la moralité personnelle et le pouvoir. L’histoire d’Antigone a été interprétée de différentes manières au fil des siècles et continue d’être une œuvre majeure du théâtre classique grec.

Adaptations et interprétations

L’histoire d’Antigone écrite par Sophocle a été reprise et adaptée par de nombreux auteurs, dramaturges et cinéastes à travers les siècles. L’une des adaptations les plus célèbres est celle de Jean Anouilh, un dramaturge français, qui a écrit une pièce intitulée Antigone en 1944 pendant l’occupation allemande de la France. Son adaptation met en lumière les thèmes de la résistance et de la moralité dans un contexte politique difficile.

De plus, de nombreux autres écrivains et metteurs en scène ont créé leurs propres versions d’Antigone, apportant des perspectives contemporaines et des interprétations variées de l’histoire tragique de la jeune femme qui brave l’autorité pour enterrer son frère Polynice.

→ À lire : Jean Anouilh : Antigone (1944).

Électre
L’intrigue

Électre est une tragédie grecque écrite par Sophocle. L’histoire se déroule après la guerre de Troie, lorsque le roi Agamemnon retourne à Mycènes avec sa captive, Cassandre, et est assassiné par sa femme Clytemnestre et son amant Égisthe. À la suite de cet événement tragique, Électre, la fille d’Agamemnon et Clytemnestre, est écartée du pouvoir et contrainte à vivre dans la pauvreté.

L’intrigue de la pièce tourne autour d’Électre et de son frère Oreste. Électre est déterminée à venger la mort de son père en tuant sa mère Clytemnestre et son amant Égisthe. Elle attend ardemment le retour de son frère Oreste, qui a été envoyé en exil pour échapper à la colère d’Égisthe et Clytemnestre. Lorsque Oreste revient incognito, ils complotent ensemble pour venger la mort de leur père.

La pièce explore des thèmes complexes tels que la vengeance, la justice, le devoir filial et la moralité. L’histoire d’Électre a été adaptée dans de nombreuses autres œuvres artistiques à travers les siècles et continue d’influencer la littérature et le théâtre contemporains.

→ À lire : Sophocle : Électre.

Adaptations et interprétations

L’histoire d’Électre écrite par Sophocle a été reprise et adaptée par de nombreux artistes, écrivains, dramaturges et cinéastes au fil des siècles. Voici quelques-unes des adaptations notables :

▪ Euripide : Un autre dramaturge grec de l’Antiquité a également écrit une pièce intitulée Électre. L’œuvre d’Euripide présente une version différente de l’histoire, mettant l’accent sur la vengeance d’Électre.

Jean Giraudoux : Le dramaturge français a écrit une pièce intitulée Électre en 1937, qui est une adaptation moderne du mythe grec.

Jean-Paul Sartre : Le philosophe et dramaturge français a réécrit l’histoire d’Électre dans sa pièce Les Mouches (1943), une relecture existentialiste du mythe.

▪ Eugène O’Neill : Le dramaturge américain a écrit une pièce intitulée Mourning Becomes Electra (1931), qui est une adaptation libre du drame d’Électre dans un contexte américain pendant la Guerre de Sécession.

▪ Michael Cacoyannis : Le réalisateur grec a réalisé un film intitulé Électre en 1962, basé sur la pièce d’Euripide.

▪ Carmen Martin Gaite : L’écrivaine espagnole a écrit un roman intitulé Retahílas (1974), qui présente une version moderne de l’histoire d’Électre.

Ces exemples ne sont que quelques-unes des nombreuses adaptations d’Électre. Chaque artiste a apporté sa propre interprétation et perspective au récit, offrant ainsi une variété d’approches artistiques du mythe d’Électre.

Signification

La tragédie sophocléenne expose une action où fatalité et volonté constituent les deux ressorts principaux, de sens contraire et où toute l’intensité dramatique repose sur la volonté inébranlable du protagoniste. Celui-ci, enfermé dans une situation où seule la souplesse permettrait la survie, mène un double combat en s’opposant à l’autorité (incarnée par le roi, les chefs ou les dieux), mais également aux instances de ses proches : ainsi Antigone s’expose à la mort (et la subit) pour accorder les rites funéraires à son frère Polynice tué sur le champ de bataille, défiant ainsi l’autorité de Créon, maître de Thèbes, et n’écoutant pas les conseils de sa sœur Ismène. Œdipe, héros mythique, découvre progressivement l’horrible vérité : il est devenu roi de Thèbes après avoir, à son insu, tué son père et épousé sa mère, Jocaste.

À la suite d’Eschyle, considéré comme le créateur de la tragédie, Sophocle innove et mène la tragédie à son apogée : en abandonnant la trilogie eschylienne (trois tragédies développant un thème unique), il resserre l’intrigue, enrichit l’action et précipite l’évolution du tragique; l’ajout d’un troisième acteur permet une peinture plus nuancée des caractères : affrontés deux à deux, les personnages se définissent les uns par rapport aux autres, s’opposent par les valeurs qu’ils défendent; la dimension psychologique s’amplifie, le débat prend le pas sur le lyrique. Sans exclure la fatalité (les dieux ont toujours raison), le théâtre de Sophocle exalte la volonté de l’homme.

→ À lire : La fatalité.

Extrait : Ajax

C’est l’honneur qui guide Ajax, soldat par vocation. Le vote pour l’attribution des armes d’Achille, qui a eu lieu en présence d’Athéna, a favorisé Ulysse. Ajax, lucide et volontaire dans sa détresse, mûrit sa vengeance. L’esprit troublé par la déesse, croyant livrer bataille contre les soldats d’Ulysse, il massacre leurs troupeaux. Athéna protège les Atrides et Ulysse, en même temps qu’elle défend l’honneur des dieux en châtiant la démesure. Ce second affront accule le héros à un désespoir sans autre issue que le suicide.

Le Chœur sort derrière Tecmesse. Le lieu de la scène change. Un pré au bord de la mer, coupé seulement de quelques buissons. Ajax vient de planter son épée dans le sol, la pointe en l’air.

Ajax. — Le couteau du sacrifice est donc là dressé, de manière à trancher au mieux — si l’on peut s’accorder encore le loisir de tout calculer. Il est le don du plus détesté de mes hôtes, du plus odieux à ma vue, Hector. Et il est enfoncé dans un sol ennemi, dans le sol de Troade, fraîchement aiguisé à la pierre qui ronge le fer. Je l’ai planté en outre avec le plus grand soin, afin qu’il ait la complaisance de me faire mourir au plus vite. Ainsi pour moi, je suis prêt. — Et maintenant c’est toi, Zeus, toi le premier, comme il est juste, dont je réclame le secours ; Je ne te demanderai pas une bien grande faveur. Fais-moi la grâce seulement de dépêcher à Teucros un messager porteur de la triste nouvelle, pour qu’il soit le premier à relever mon corps transpercé de ce fer sanglant. Il ne faut pas que, mes ennemis l’ayant aperçu avant lui, je sois jeté aux chiens et aux oiseaux. C’est là, Zeus, c’est là tout ce que j’attends de toi. Mais, en même temps, j’invoque Hermès Infernal, le guide des morts. Qu’il m’endorme doucement et que ce soit d’un saut facile et prompt que j’aille déchirer mon flanc à cette épée. Et j’invoque encore, pour qu’elles m’assistent, les Vierges éternelles qui éternellement observent les forfaits des hommes, les Érinyes sévères aux jarrets rapides. Qu’elles sachent comment je succombe, malheureux, sous les fils d’Atrée, et qu’elles les saisissent, eux aussi, à leur tour, pour les faire périr, périr tout entiers, misérables, misérablement ; et, de même qu’elles me voient verser ici mon propre sang, que de même donc ils périssent sous les coups des plus proches des leurs, qui ainsi à leur tour verseront leur propre sang. Allez ! Érinyes, promptes vengeresses, allez, mettez-vous au festin, n’épargnez pas leur peuple, leur peuple tout entier. Et toi, qui vas menant ton char dans les hauteurs du firmament, Soleil, quand tu verras la terre de mes pères, retiens tes rênes plaquées d’or pour annoncer mes malheurs et ma fin à mon vieux père et à ma pauvre mère. Ah ! quand la malheureuse apprendra la nouvelle, c’est un long sanglot que sans doute elle poussera par toute la ville !… Mais à quoi bon se lamenter pour rien ? Il faut se mettre à la besogne au contraire, et vivement. Ô Mort, ô Mort, voici l’heure, viens, jette un regard sur moi. Mais toi du moins, là-bas, je pourrai te parler encore, tu seras toujours près de moi. Tandis que toi, clarté de ce jour radieux, et toi, Soleil sur ton char, je vous salue ici pour la dernière fois, et jamais plus ne le ferai. Lumière ! Sol sacré de ma terre natale, Salamine, qui sers d’assise au foyer de mes aïeux ! Illustre Athènes avec ton peuple frère ! Et vous, sources et fleuves que j’ai là sous les yeux, plaines de Troade, tous ensemble, je vous salue ici : adieu, vous qui m’avez nourri ! Voilà le dernier mot que vous adresse Ajax. Désormais c’est à ceux d’en bas dans l’Enfer que je parlerai.

Il se jette sur son épée. Mais un buisson dérobe son cadavre à la vue du Chœur, qui entre à ce moment dans l’orchestre.

(Sophocle, Ajax, trad. par Paul Mazon, in Sophocle, tome II, Paris, Les Belles Lettres, 1994)

Extrait : Antigone

La tragédie de Sophocle, jouée en 441 av. J.-C., immortalise la figure de la jeune héroïne qui meurt victime de la raison d’État, pour avoir préféré obéir aux lois non écrites dictées par la piété religieuse et l’affection familiale. Dans cet extrait, Antigone, face à Créon, le nouveau roi de Thèbes, défend une dernière fois les rites accomplis sur le corps de son frère Polynice. Antigone sait que sa conduite est en harmonie avec des lois profondes : sa mort affirmera l’existence d’un ordre humain contre lequel le châtiment suprême ne peut rien.

CRÉON. — Et toi, toi qui restes là, tête basse, avoues-tu ou nies-tu le fait ?

ANTIGONE. — Je l’avoue et n’ai garde, certes, de le nier.

CRÉON (au Garde.). — Va donc où tu voudras, libéré d’une lourde charge. (Le Garde sort. À Antigone.) Et toi, maintenant, réponds-moi, sans phrases, d’un mot. Connaissais-tu la défense que j’avais fait proclamer ?

ANTIGONE. — Oui, je la connaissais : pouvais-je l’ignorer ? Elle était des plus claires.

CRÉON. — Ainsi tu as osé passer outre à ma loi ?

ANTIGONE. — Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! ce n’est pas la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de quelque homme, m’exposer à leur vengeance chez les dieux ? Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela, quand bien même tu n’aurais rien défendu. Mais mourir avant l’heure, je le dis bien haut, pour moi, c’est tout profit : lorsqu’on vit comme moi, au milieu de malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ? Subir la mort, pour moi n’est pas une souffrance. C’en eût été une, au contraire, si j’avais toléré que le corps d’un fils de ma mère n’eût pas après sa mort, obtenu un tombeau. De cela, oui, j’eusse souffert ; de ceci je ne souffre pas. Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait bien être celui même qui me traite de folle.

LE CORYPHÉE. — Ah ! qu’elle est bien sa fille ! la fille intraitable d’un père intraitable. Elle n’a jamais appris à céder aux coups du sort.

CRÉON. — Oui, mais sache bien, toi, que ces volontés si dures sont celles justement qui sont aussi le plus vite brisées. Il en est pour elles comme pour le fer, qui, longuement passé au feu, cuit et recuit, se fend et éclate encore plus aisément. Ne voit-on pas un simple bout de frein se rendre maître d’un cheval emporté ? Non, on n’a pas le droit de faire le fier, lorsque l’on est aux mains des autres. Cette fille a déjà montré son insolence en passant outre à des lois établies ; et, le crime une fois commis, c’est une insolence nouvelle que de s’en vanter et de ricaner. Désormais, ce n’est plus moi, mais c’est elle qui est l’homme, si elle doit s’assurer impunément un tel triomphe. Eh bien ! non. Qu’elle soit née de ma sœur, qu’elle soit encore plus proche de moi que tous ceux qui peuvent ici se réclamer du Zeus de notre maison, il n’importe : ni elle ni sa sœur n’échapperont à une mort infâme. Oui, celle-là aussi, je l’accuse d’avoir été sa complice pour ensevelir le mort. (À ses esclaves.) Appelez-la moi. Je l’ai vue dans la maison tout à l’heure, effarée, ne se dominant plus. C’est la règle : ils sont toujours les premiers à dénoncer leur fourberie, ceux qui manœuvrent sournoisement dans l’ombre. (Se retournant vers Antigone.) Ce qui ne veut pas dire que j’aie moins d’horreur pour le criminel saisi sur le fait qui prétend se parer encore de son crime.

ANTIGONE. — Tu me tiens dans tes mains : veux-tu plus que ma mort ?

CRÉON. — Nullement : avec elle, j’ai tout ce que je veux.

ANTIGONE. — Alors pourquoi tarder ? Pas un mot de toi qui me plaise, et j’espère qu’aucun ne me plaira jamais. Et, de même, ceux dont j’use sont-ils pas faits pour te déplaire ? Pouvais-je cependant gagner plus noble gloire que celle d’avoir mis mon frère au tombeau ? Et c’est bien ce à quoi tous ceux que tu vois là applaudiraient aussi, si la peur ne devait leur fermer la bouche. Mais c’est — entre beaucoup d’autres — l’avantage de la tyrannie qu’elle a le droit de dire et faire absolument ce qu’elle veut.

CRÉON. — Toi seule penses ainsi parmi ces Cadméens.

ANTIGONE. — Ils pensent comme moi, mais ils tiennent leur langue.

CRÉON. — Et toi, tu n’as pas honte à te distinguer d’eux ?

ANTIGONE. — Je ne vois pas de honte à honorer un frère.

CRÉON. — C’était ton frère aussi, celui qui lui tint tête.

ANTIGONE. — Certes, frère de père et de mère à la fois.

CRÉON. — Pourquoi donc ces honneurs, à son égard impies ?

ANTIGONE. — Qu’on en appelle au mort : il dira autrement.

CRÉON. — C’est le mettre pourtant sur le rang d’un impie.

ANTIGONE. — Mais l’autre était son frère, et non pas son esclave.

CRÉON. — Il ravageait sa terre : lui, se battait pour elle.

ANTIGONE. — Hadès n’en veut pas moins voir appliquer ces rites.

CRÉON. — Le bon ne se met pas sur le rang du méchant.

ANTIGONE. — Qui sait, si sous la terre, la vraie piété est là ?

CRÉON. — L’ennemi même mort n’est jamais un ami.

ANTIGONE. — Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent.

CRÉON. — Eh bien donc, s’il te faut aimer, va-t’en sous terre aimer les morts ! Moi, tant que je vivrai, ce n’est pas une femme qui me fera la loi.

Antigone sort entre deux esclaves.

(Sophocle, Antigone, trad. par Paul Mazon, in Sophocle, tome I, Les Belles Lettres, Paris, 1994)

Œuvres

Sophocle a écrit de nombreuses tragédies au cours de sa vie, mais seules sept d’entre elles nous sont parvenues dans leur intégralité, ainsi que des fragments importants du drame satyrique Les Limiers, découverts en Égypte en 1912.

  • Ajax – L’histoire du guerrier grec Ajax après la guerre de Troie.
  • Antigone – L’histoire d’Antigone, la fille d’Œdipe, qui défie le roi Créon pour enterrer son frère Polynice.
  • Œdipe roi – L’histoire tragique du roi Œdipe d’une prédiction tragique qui se réalise inévitablement.
  • Œdipe à Colone – Elle décrit l’arrivée du réprouvé, aveugle et maudit, à Colone, près d’Athènes.
  • Philoctète – L’histoire de Philoctète, un guerrier grec abandonné sur une île déserte en raison de sa blessure malodorante, et son rôle dans la guerre de Troie.
  • Électre – L’histoire d’Électre, la fille d’Œdipe, qui cherche à venger la mort de son père.
  • Les Trachiniennes – L’histoire de la fin tragique d’Héraclès (Hercule) et de la souffrance de sa femme Déjanire.
  • Les Limiers – L’histoire du vol des troupeaux d’Apollon par Hermès nouveau-né.

Notez que certaines dates de composition et l’ordre exact des pièces sont sujets à débat parmi les chercheurs.

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