Victor Hugo : Hernani (1830)

Lumière sur… vous êtes ici

Lumière sur…

Hernani  (1830)

– Victor Hugo –

Ah ! l’amour serait un bien suprême – Si l’on pouvait mourir de trop aimer !

Annonce

(Victor Hugo, Hernani, Acte II, scène 3, 1830)

👤 Victor Hugo…
Photoglyptie de Victor Hugo, par Étienne Carjat, 1876.Né à Besançon en 1802, Victor Hugo est très vite apparu comme le chef de l’école romantique. Élu à l’Académie française en 1841, il est membre de l’Assemblée législative en 1849 et député de Paris en 1871. Quand Victor Hugo meurt, à 83 ans, il a droit à des funérailles nationales et une immense foule l’accompagne. Il laisse une œuvre inégalée…
→ À lire : Biographie de Victor Hugo.
🎲 Exercice : Connaissez-vous Victor Hugo ?

Présentation

Hernani est un drame en cinq actes et en vers de Victor Hugo, représenté pour la première fois en 1830 à Paris à la Comédie-Française.

La création, qui consacre l’entrée du drame romantique dans le sanctuaire du classicisme, donne lieu à la célèbre « bataille d’Hernani ». Mlle Mars y joue Doña Sol. La pièce est reprise en 1867, édulcorée par la censure. En 1877, Sarah Bernhardt joue Doña Sol, Mounet-Sully Hernani. En 1985, Antoine Vitez, qui joue lui-même Don Ruy en alternance avec Pierre Debauche, confie les rôles principaux à Jany Gastaldi (Doña Sol), Aurélien Recoing (Hernani) et Redjep Mitrovitsa (Don Carlos).

Hernani, le banni, est amoureux et aimé de Doña Sol, promise à son oncle Don Ruy Gomez, et courtisée par le roi Don Carlos. Hernani empêche le roi d’enlever la jeune fille, mais il renonce à l’emmener dans sa fuite, car il craint pour sa sécurité. Le jour des noces entre Doña Sol et son oncle, surgit Hernani, dont la tête est mise à prix. Le roi survient, mais Don Ruy refuse de livrer son hôte, et le roi enlève Doña Sol à sa place. Don Ruy passe alors un pacte avec Hernani : ce dernier mourra quand Don Ruy l’exigera, et, en échange, Don Ruy sera son bras dans la vengeance. Élu empereur, Don Carlos (Charles-Quint) pardonne aux conjurés, au nombre desquels figurent ses deux rivaux ; il restitue ses titres de noblesse à Hernani et lui laisse Doña Sol. Le soir des noces, Don Ruy jaloux exige de Hernani qu’il respecte son pacte, et donne sa vie. Mais Doña Sol boit le poison la première. Après la mort des amants, Don Ruy désespéré, se suicide.

Hernani, drame de Victor Hugo : défets de presse, 1830.

Hernani, drame de Victor Hugo : défets de presse, 1830.

Annonce

Composition et sources

Le 13 août 1829, la censure interdit Marion Delorme. En 27 jours, du 29 août au 24 septembre, Victor Hugo écrit Hernani. On demeure confondu devant une telle rapidité. De même, quand on examine ce qu’il est convenu d’appeler les sources du drame, on s’étonne de plus en plus et, tout compte fait, on admire cette aptitude à l’imitation, cette fantaisie, cette désinvolture dans le jeu inconscient des réminiscences et celui, conscient, des imitations infidèles. Rares sont les passages où le poète a eu sous les yeux un modèle littéraire. Sa mémoire semble happer les documents et les transformer ; sa technique ne supporte guère d’être guidée pas à pas par un grand modèle.

Il y a donc des sources générales, et des sources précises. Il y a de sources espagnoles, allemandes, anglaises, françaises. L’esprit espagnol, dans son ensemble, vient essentiellement du Romancero, d’un ouvrage de seconde main, La Littérature du midi de l’Europe, de Sismondi (1813), et d’une tradition française de préjugés sur l’honneur castillan. Des détails (une quinzaine) sont probablement empruntés à la comedia, par exemple au Gañar Amigos (« Comment gagner des amis ») d’Alarcon. Cependant, quand on se reporte à ces pièces, on constate que l’intrigue et la situation sont, en réalité, si différentes que l’on s’amuse de ces fantaisies d’un génie fort peu livresque (en un sens, Hugo n’aime pas lire et lit fort mal, et cela fait partie de son tempérament).

Il est possible de faire des rapprochements avec Schiller : dans les Brigands, notamment, il y a un cor, un déguisement, une galerie de portraits, une tête mise à prix ; et les thèmes du brigand, de l’honneur, de l’amour font souvent songer à Hernani. Dans La Conjuration de Fiesque, il y a une méditation qui a peut-être inspiré le monologue de Charles-Quint. Goethe, lui-même, en créant Goetz de Berlichingen ou Egmont, a sans doute contribué à la naissance d’Hernani. Cependant, ici encore, Hugo n’imite pas à la manière d’un Racine lisant Euripide, ou d’un Molière lisant Plaute.

La littérature anglaise, aussi, aurait été à l’origine de telle scène : on a cru trouver dans une tragédie de Richard Lalor Sheil, Evadne or the Statute, les éléments de la scène des portraits. Rappelons, cependant, que Hugo ne lisait guère l’anglais, à ce moment, et que l’influence de Byron lui-même (Manfred, en particulier) n’a pu être qu’indirecte.

Enfin, l’on pense inévitablement au Cid, à Cinna, à L’École des femmes (avec Arnolphe, vieil amoureux jaloux) et malheureusement à la fatalité de la passion racinienne. Il est aisé d’évoquer maintes intrigues de mélodrames. Mais c’est pour les avoir vus que l’auteur s’en souvient à sa manière. Et la traversé du bourg d’Ernani, ou la galerie de portraits du palais Masserano, à Madrid, ont laissé dans l’esprit de l’enfant déjà visionnaire des traces qu’il est difficile d’apprécier.

Schéma d’Hernani

Acte I

  • Scène 1 : Don Carlos s’introduit par surprise chez Doña Sol, et se laisse enfermer dans une armoire par la duègne.
  • Scène 2 : Hernani et Doña Sol, malgré les obstacles (le bandit doit venger son père, Doña Sol doit épouser le vieux Ruy Gomez), s’aiment passionnément. Don Carlos, puis Don Ruy Gomez interviennent inopinément.
  • Scène 3 : Ruy Gomez s’indigne. Mais Don Carlos prétend qu’il est venu le consulter au sujet de l’élection de l’Empereur. Doña Sol donne rendez-vous à Hernani, dont Carlos protège le départ.
  • Scène 4 : Hernani clame sa haine pour Don Carlos.

Acte II

  • Scène 1 : Don Carlos s’apprête à remplacer Hernani au rendez-vous.
  • Scène 2 : Il va enlever de force Doña Sol, qui lui résiste, quand surgit Hernani.
  • Scène 3 : Le roi refuse le duel avec un vulgaire bandit. Hernani protège sa retraite.
  • Scène 4 : Les deux amants se redisent leur amour. Le tocsin les sépare.

Acte III

Annonce

  • Scène 1 : Le vieux Ruy Gomez va célébrer son mariage avec Doña Sol.
  • Scène 2 : Il accueille un pèlerin-mendiant (Hernani déguisé).
  • Scène 3 : Fou de jalousie, Hernani se démasque, mais son hôte ne songe pas un instant à le livrer.
  • Scène 4 : Hernani, seul avec Doña Sol, reconnaît son erreur, et souffre de porter malheur à ceux qu’il aime. Doña Sol lui jure fidélité.
  • Scène 5 : Ruy Gomez les surprend, s’indigne, mais cache Hernani derrière son portrait, au moment où entre le roi.
  • Scène 6 : L’honneur castillan conduit Ruy Gomez à laisser emmener Doña Sol plutôt que de trahir son hôte.
  • Scène 7 : Hernani et Ruy Gomez jurent de se venger. Hernani fera don de sa vie à son sauveur, au premier appel du cor qu’il lui remet.

Acte IV

  • Scène 1 : Entouré de ses courtisans, Don Carlos attend fiévreusement le résultat de l’élection à l’Empire.
  • Scène 2 : Transfiguré, il médite gravement, devant le tombeau de Charlemagne, sur le rôle de l’Empereur.
  • Scène 3 : Les conjurés tirent au sort, et Hernani, désigné pour frapper le premier, refuse à Ruy Gomez de lui céder le plaisir de la vengeance.
  • Scène 4 : Don Carlos, elu Empereur, surprend les conjurés, pardonne, et, retrouvant en Hernani un Grand d’Espagne, lui accorde, pour le plus grand dépit de Ruy Gomez, la main de Doña Sol.
  • Scène 5 : Resté seul, il invoque Charlemagne, qui lui a inspiré la clémence.

Acte V

  • Scène 1 : Une foule brillante attend les maries. Un domino noir (Ruy Gomez) intrigue tout le monde.
  • Scène 2 : Hernani salue, remercie. Il demeure seul avec Doña Sol.
  • Scène 3 : Ils chantent leur amour. Mais le son du cor réveille Hernani.
  • Scène 4 : Il veut espérer…
  • Scène 5 : Mais le masque (Ruy Gomez) lui démontre que l’honneur lui commande de boire le poison.
  • Scène 6 : Malgré les supplications de Doña Sol, Ruy Gomez reste inflexible. Elle arrache la fiole de poison, en boit la moitié ; Hernani avale le reste. Les amants meurent, unis. Ruy Gomez se tue.
Un drame complexe

Malgré son intrigue romanesque et ses nombreux retournements de situation, cette pièce n’est pas mélodramatique ; en effet, les personnages de ce drame sanglant ne sont pas manichéens : le jeune premier, Hernani, vigoureux, révolté, amoureux, est une « force qui va » vers un idéal imprécis, et qui ne dirige nullement son destin. Le roi Don Carlos, énergique, immoral, mais aussi chevaleresque, n’est pas un pur tyran : l’élection à l’Empire le transforme en grand homme conscient de sa responsabilité historique. Le vieux Don Ruy réunit le type du barbon de comédie et du père noble de tragédie en un personnage original, à la fois ridicule, émouvant et terrifiant. Doña Sol, enfin, n’est pas une pure victime : elle reçoit chez elle la nuit son amant hors-la-loi ; noble et courageuse, d’un tempérament vif, elle préfère mourir que de survivre à l’homme qu’elle aime.

Le puissant virtuel, ou la métamorphose des figures

À la richesse des désirs et des motivations des personnages correspond la complexité du message politique : face à Don Ruy Gomez, qui incarne les valeurs féodales révolues, Don Carlos figure d’abord l’injustice d’un pouvoir royal tyrannique, avant de se métamorphoser en empereur clairvoyant, attentif au mouvement du peuple-océan qui bouge sous ses pieds. Quant au héros, figure du peuple, sa quête reste incertaine : victime de la tyrannie (son père a été exécuté par celui de Don Carlos), il est devenu chef de bande, mais finit par récupérer ses titres de noblesse ; comparé à celui de Charles-Quint, son projet politique reste flou.

La beauté de l’œuvre réside aussi dans l’intrication de l’histoire d’amour et de l’intrigue politique. Le dénouement pathétique est construit sur le modèle de Roméo et Juliette, mais alors que chez Shakespeare, le sacrifice des amants permet la réconciliation des deux familles, la mort de Doña Sol et de Hernani ne profite à personne, n’est rachetée par aucune providence.

Une bataille mémorable

À sa création, la pièce fait scandale. Hugo s’y attend. Pour la première, le 25 février 1830, il fait donc venir nombreux ses jeunes amis romantiques (à leur tête Théophile Gautier, impressionnant avec son gilet rouge et sa barbe hirsute), pour la défendre contre les classiques, qui voient d’un très mauvais œil l’entrée du romantisme à la Comédie-Française. Ses adversaires littéraires et politiques sont libéraux, Hugo étant encore à cette date royaliste. On a du mal à s’imaginer aujourd’hui en quoi la pièce peut choquer : elle est sifflée dès le deuxième vers, tant elle bouscule les canons classiques. L’alexandrin surprend par sa souplesse, ses interruptions d’une réplique à l’autre, sa simplicité syntaxique, l’usage fréquent de l’enjambement et du rejet. On voit un roi se réfugier dans une armoire, un manteau dégoulinant d’eau, des suicides en série. La pièce a pourtant été autorisée, car le censeur a eu peur du ridicule s’il avait interdit Hernani après Marion Delorme ; mais son rapport est instructif : « le roi s’exprime souvent comme un bandit, le bandit traite le roi comme un brigand. La fille d’un grand d’Espagne n’est qu’une dévergondée, sans dignité ni pudeur. » Finalement, la première est un triomphe, le public étant conquis par la poésie, la fraîcheur, l’audace et la liberté de ton de la pièce ; mais la « bataille d’Hernani » se poursuit les jours suivants.

Le drame a été magnifiquement adapté à l’opéra par Verdi, sous le titre Ernani (créé en 1844 à Venise).

→ À lire : Les règles de la versification française.

En supplément : La bataille d’Hernani

La bataille d’Hernani est une querelle littéraire et idéologique qui a opposé en 1830, autour de la représentation d’une pièce de Victor Hugo (Hernani), les partisans du classicisme et du romantisme.

Entendant devenir le chef de file des romantiques, Victor Hugo, dans la préface de Cromwell (1827), énonce ce que, pour lui, doit être le théâtre : le reflet du réel. Il juge de ce fait démodées les règles imposées par le classicisme hérité du Grand Siècle. Tout doit pouvoir être représenté, sans aucune restriction. Si de tels arguments soulèvent l’enthousiasme de la jeune garde romantique, Hugo doit cependant encore faire ses preuves sur la scène théâtrale : or Cromwell est réputée injouable et Marion Delorme (1829) censurée. Avec la création à la Comédie-Française d’Hernani ou l’honneur castillan, la bataille que doit donc livrer Hugo est une bataille décisive.

De leur côté, les classiques, dépités par l’énorme succès d’Henri III et sa cour d’Alexandre Dumas père, montent une cabale pour faire échouer les représentations d’Hernani. Leurs compères de la censure exigent des corrections, plus d’ordre politique et religieux que littéraire. Le climat s’envenime de jour en jour. Les répétitions sont agitées : la capricieuse Mlle Mars (interprète du rôle de Doña Sol) refuse de traiter son partenaire de « lion superbe et généreux », des sociétaires se plaignent des coûts de production.

Le jour de la première, le 25 février 1830, Hugo et sa femme Adèle répartissent leurs amis dans la salle de la rue de Richelieu et organisent la claque. Théophile Gautier, vêtu d’un gilet rouge (signe de provocation et de reconnaissance des ultraromantiques) mène ses troupes aux cheveux longs et aux barbes fleuries. La représentation est tumultueuse. Les « glabres » (on nomme ainsi les classiques, chauves et sans barbe) affectent de dormir. Au final, Hugo et sa clique gagnent la bataille d’Hernani mais c’est une victoire à la Pyrrhus. La Comédie-Française rechignera, pendant dix ans, à jouer les œuvres des romantiques, obligés de se replier sur la salle de la Porte Saint-Martin (qui deviendra leur fief dès 1831) ou sur l’Odéon.

Extrait : acte IV, scène 2

À Aix-la-Chapelle, la diète délibère afin d’élire le nouvel empereur parmi les prétendants au Saint Empire : François Ier, Frédéric II et Don Carlos. Ce dernier, informé d’une conjuration menée contre lui, s’est fait conduire jusqu’aux caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne afin d’y surprendre l’assemblée des conjurés. L’obscurité du sépulcre est propice au monologue intérieur ; dans une adresse directe à Charlemagne, Don Carlos, encore roi d’Espagne, médite sur la puissance politique : être ou ne pas être empereur ?

DON CARLOS, seul.

Charlemagne, pardon ! ces voûtes solitaires
Ne devraient répéter que paroles austères.
Tu t’indignes sans doute à ce bourdonnement
Que nos ambitions font sur ton monument.
Charlemagne est ici ! Comment, sépulcre sombre,
Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre ?
Es-tu bien là, géant d’un monde créateur,
Et t’y peux-tu coucher de toute ta hauteur ?
— Ah ! c’est un beau spectacle à ravir la pensée
Que l’Europe ainsi faite et comme il l’a laissée !
Un édifice, avec deux hommes au sommet,
Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet.
Presque tous les états, duchés, fiefs militaires,
Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires ;
Mais le peuple a parfois son pape ou son césar,
Tout marche, et le hasard corrige le hasard.
De là vient l’équilibre, et toujours l’ordre éclate.
Électeurs de drap d’or, cardinaux d’écarlate,
Double sénat sacré dont la terre s’émeut,
Ne sont là qu’en parade, et Dieu veut ce qu’il veut.
Qu’une idée, au besoin des temps, un jour éclose,
Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose,
Se fait homme, saisit les cœurs, creuse un sillon ;
Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ;
Mais qu’elle entre un matin à la diète, au conclave,
Et tous les rois soudain verront l’idée esclave,
Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont,
Surgir, le globe en main ou la tiare au front.
Le pape et l’empereur sont tout. Rien n’est sur terre
Que pour eux et par eux. Un suprême mystère
Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits,
Leur fait un grand festin des peuples et des rois,
Et les tient sous sa nue, où son tonnerre gronde,
Seuls, assis à la table où Dieu leur sert de monde.
Tête à tête ils sont là, réglant et retranchant,
Arrangeant l’univers comme un faucheur son champ.
Tout se passe entre eux deux. Les rois sont à la porte,
Respirant la vapeur des mets que l’on apporte,
Regardant à la vitre, attentifs, ennuyés,
Et se haussant, pour voir, sur la pointe des pieds.
Le monde au-dessous d’eux s’échelonne et se groupe.
Ils font et défont. L’un délie et l’autre coupe.
L’un est la vérité, l’autre est la force. Ils ont
Leur raison en eux-mêmes, et sont parce qu’ils sont.
Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire,
L’un dans sa pourpre, et l’autre avec son blanc suaire,
L’univers ébloui contemple avec terreur
Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur.
— L’empereur ! l’empereur ! être empereur ! — Ô rage,
Ne pas l’être ! — et sentir son cœur plein de courage ! —
Qu’il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau !
Qu’il fut grand ! De son temps, c’était encor plus beau.
Le pape et l’empereur ! ce n’était plus deux hommes.
Pierre et César ! en eux accouplant les deux Romes,
Fécondant l’une et l’autre en un mystique hymen,
Redonnant une forme, une âme au genre humain,
Faisant refondre en bloc peuples et pêle-mêle
Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle,
Et tous deux remettant au moule de leur main
Le bronze qui restait du vieux monde romain !
Oh ! quel destin ! — Pourtant cette tombe est la sienne !
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne ?
Quoi donc ! avoir été prince, empereur et roi !
Avoir été l’épée, avoir été la loi !
Géant, pour piédestal avoir eu l’Allemagne !
Quoi ! pour titre césar et pour nom Charlemagne !
Avoir été plus grand qu’Hannibal, qu’Attila,
Aussi grand que le monde !… — et que tout tienne là !
Ah ! briguez donc l’empire, et voyez la poussière
Que fait un empereur ! Couvrez la terre entière
De bruit et de tumulte ; élevez, bâtissez
Votre empire, et jamais ne dites : C’est assez !
Taillez à larges pans un édifice immense !
Savez-vous ce qu’un jour il en reste ? ô démence !
Cette pierre ! Et du titre et du nom triomphants ?
Quelques lettres, à faire épeler des enfants !
Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,
Voilà le dernier terme !… — Oh ! l’empire ! l’empire !
Que m’importe ! j’y touche, et le trouve à mon gré.
Quelque chose me dit : Tu l’auras ! — Je l’aurai. —
Si je l’avais !… — Ô ciel ! être ce qui commence !
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense !
D’une foule d’états l’un sur l’autre étagés
Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ;
Voir au-dessous des rois les maisons féodales,
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ;
Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ;
Puis clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes,
Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme, — les hommes.
— Les hommes ! c’est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit, pleurs et cris, parfois un rire amer,
Plainte qui, réveillant la terre qui s’effare,
À travers tant d’échos nous arrive fanfare !
Les hommes ! — Des cités, des tours, un vaste essaim, —
De hauts clochers d’église à sonner le tocsin ! —

Rêvant.

Base de nations portant sur leurs épaules
La pyramide énorme appuyée aux deux pôles,
Flots vivants, qui toujours l’étreignant de leurs plis,
La balancent, branlante à leur vaste roulis,
Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,
Comme des escabeaux font chanceler les trônes,
Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel… Rois ! regardez en bas !
— Ah ! le peuple ! — océan ! — onde sans cesse émue,
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Ah ! si l’on regardait parfois dans ce flot sombre,
On y verrait au fond des empires sans nombre,
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient, et qu’il ne connaît plus !
— Gouverner tout cela ! — Monter, si l’on vous nomme,
À ce faîte ! Y monter, sachant qu’on n’est qu’un homme !
Avoir l’abîme là !… — Pourvu qu’en ce moment
Il n’aille pas me prendre un éblouissement !
Oh, d’états et de rois mouvante pyramide,
Ton faîte est bien droit ! Malheur au pied timide !
À qui me retiendrais-je ? — Oh ! si j’allais faillir
En sentant sous mes pieds le monde tressaillir !
En sentant vivre, sourdre, et palpiter la terre !
— Puis, quand j’aurai ce globe entre mes mains qu’en faire ?
Le pourrai-je porter seulement ? Qu’ai-je en moi ?
Être empereur, mon Dieu ! j’avais trop d’être roi !
Certes, il n’est qu’un mortel de race peu commune
Dont puisse s’élargir l’âme avec la fortune.
Mais, moi ! qui me fera grand ? qui sera ma loi ?
Qui me conseillera ?

Il tombe à deux genoux devant le tombeau.

Charlemagne ! c’est toi !

(Victor Hugo, Hernani, 1830)

🎲 Testez vos connaissances ! 🎲
Êtes-vous au point sur Victor Hugo ? Pour le savoir, testez vos connaissances en complétant ce questionnaire.

📽 20 citations choisies de Victor Hugo

Articles connexes

Suggestion de livres

Notre-Dame de Paris: Victor Hugo | Texte intégral | M.G. Editions (Annoté) L’HOMME QUI RIT de VICTOR HUGO
Les MisérablesLa Légende des siècles - Les Petites Epopées
Quatrevingt-treize - Victor Hugo - Édition illustréeAnalyse des Contemplations de Victor Hugo
Les Contemplations: Victor Hugo | Œuvre complète: livres 1 à 6Le Rhin

[➕ Autres choix…]

Annonce

À lire également...

EspaceFrancais.com

You cannot copy content of this page